Roman québécois - Le gars de Québec
Alors qu'il est préoccupé par l'écriture d'un immense roman, sorte de rencontre des beaux esprits de la littérature québécoise et française dans un grand restaurant parisien, Samy Martel est approché pour écrire l'«autobiographie» de Rémi Belleau, un homme d'affaires de Québec plutôt intriguant. Une offre difficile à refuser, qui représente quelques mois de travail et beaucoup d'argent à la clé.
Affaires sérieuses, affaires interlopes ou juteuses, l'homme — qui n'a jamais lu un livre de sa vie — est simplement dans le «bizenisse» et souhaite à tout prix qu'un écrivain reconnu couche sa vie sur le papier afin d'assurer un peu évasivement sa «retraite». Pourquoi moi? se demande Sammy Martel. Parce que ses livres parlent de Québec et qu'il connaît la ville comme le fond de sa poche. Et qu'ils sont tous les deux «sortis du même trou», lui dira Belleau — Saint-Sauveur, quartier populaire de la basse ville de Québec. Plutôt petit, la quarantaine mal conservée, mélange de Louis de Funès et de Mastroianni, Belleau est un personnage assez haut en couleur. Le biographe et son sujet, presque toujours campé de l'un de ses frères, colosse assez inquiétant au quotient intellectuel inversement proportionnel à la superficie de son épiderme, se rencontreront régulièrement dans un restaurant du boulevard Charest.Dès lors, les chapitres de «Rémi Belleau: autobiographie d'un indompté» alterneront avec les rencontres, l'écriture et la vie quotidienne de Sammy Martel. «La stratégie du père était simple: plus tu manges des claques sur la gueule quand t'es jeune, moins t'as peur d'en recevoir quand
tu vieillis.»
C'est toute la ration d'amour qu'ont reçue les trois frères Belleau, élevés comme des chiens de combat dans les rues de la basse ville. Rackets, petite et grande truanderie, coups fourrés, la vie de Belleau est une mine d'or pour le romancier. Une des parties les plus intéressantes du roman, qui permet à l'auteur de déployer tout son talent de conteur. On ne peut que regretter qu'Alain Beaulieu ait choisi d'expédier vingt ans de cette existence «exemplaire», entre 1980 et 2002, en seulement trois petites pages...
Les aveux du roman
À sa blonde qui n'accepte pas qu'il perde son temps et son talent à écrire la biographie de l'«un de ces salauds qui tuent des enfants», vendent de la drogue, obligent des filles à se prostituer, l'écrivain essaiera de justifier son choix: «Je raconte la vie d'un bandit, d'un ti-cul de la basse ville qui a pris le seul chemin qui s'ouvrait devant lui pour devenir quelqu'un, celui de la délinquance avec tout ce que ça comporte d'écoeuranteries et de trahisons.» Parce que connaître et comprendre n'excusent rien.
Peu à peu se noueront devant nos yeux tous les fils de ce qui prendra de plus en plus l'apparence d'un thriller. Un beau-frère tué dans un accident d'auto, la découverte d'un compte secret, des mystères, des questions sans réponses. C'est ainsi qu'on apprendra l'existence du Front, un mouvement de «libération nationale» clandestin formé après la défaite référendaire de 1980. Grosses gommes du PQ, crypto-terroristes, investissements immobiliers en Floride ou au Costa Rica. De véritables loups à côté desquels Belleau nous paraît éminemment sympathique.
Au passage, le roman pose habilement la question de la responsabilité de la société dans la production en série de petits criminels, créés de toutes pièces par le milieu et la misère. «Chaque bandit est unique et la méchanceté traverse aisément la frontière des classes sociales, mais il n'est pas sans signification que nos prisons soient remplies des garçons des quartiers les plus pauvres de nos villes.» Alors que subsistent toujours d'intolérables injustices sociales, que la misère se reproduit à grande échelle, Alain Beaulieu ne se prive pas de démasquer, comme dans toute son oeuvre, faux-semblants et langue de bois.
Le centre-ville de Québec comme décor
Après avoir arpenté le quartier Saint-Jean-Baptiste et les banlieues plus ou moins imaginaires, c'est au tour du centre-ville de Québec de servir de décor — l'occasion pour l'auteur de décocher quelques flèches à l'endroit de la revitalisation du secteur. En passant par la grotte de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce et sa statue de la Vierge, le quartier Saint-Roch et ses nouveaux immeubles qui semblent pousser comme des champignons, les «extérieurs» ne manquent pas.
Quatrième roman d'Alain Beaulieu après la «trilogie filiale» formée par Fou-Bar, Le Dernier Lit et Le Fils perdu (Québec Amérique, 1997, 1998 et 1999), ce Joueur de quilles est un agréable roman dont l'intrigue aurait toutefois pu être resserrée, afin de mieux faire porter une voix, un style, des idées et un plaisir évident à inventer des histoires.