Mémoires - La quête des origines d'Amin Maalouf
Dans ses romans et ses essais, Amin Maalouf s'est intéressé aux liens entre groupes, cultures et religions: ententes, échanges et métissages, mais aussi conflits et affrontements. Il a puisé ses exemples dans l'histoire. De Léon l'Africain jusqu'à Baldassar, ses personnages sont des nomades. Ils se déplacent dans l'espace avec des repères, un point de départ et un lieu de découverte et de promesse. Ils sont à l'opposé des errants qui ignorent les routes et les itinéraires.
Dans son dernier ouvrage, Origines, Maalouf explore les voies de sa propre famille, tentant de comprendre la signification du nomadisme. Il a eu recours à des archives, à des documents, a interrogé les membres de sa famille, ses proches, et a fait des voyages à Cuba et aux États-Unis pour suivre les traces et recueillir la mémoire d'une famille qui est à la fois un clan et une tribu s'agglomérant autour d'un nom. Il repère les routes suivies par ses grands parents, ses grands-oncles, à partir de leur appartenance à l'Empire ottoman jusqu'au protectorat français, pour aboutir à la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui.Deux personnages dominent ce récit, le grand-père de l'auteur, Botros, et le frère de celui-ci, Gebrayel. Deux voies qui indiquent deux choix. Issu d'une famille convertie au protestantisme, Botros est tenté par le départ. C'est le cas de nombre de Libanais. Son frère, installé à La Havane, le réclame, et il effectue ainsi un séjour à Cuba. N'ayant pas été convaincu que ce serait là qu'il pourrait vivre, il retourne à son village et fonde, avec sa femme, une école qu'il qualifie d'universelle. Il ne tente pas d'ignorer les appartenances religieuses, mais de les respecter en créant une institution qui les accueille côte à côte. Précisons qu'il s'agit de communautés chrétiennes et qu'elles sont diverses. Catholiques, orthodoxes, protestants, dont certains sont des francs-maçons, confient l'éducation de leurs enfants à cette école. Dirigeant sa propre école, le prélat catholique mène une lutte féroce contre cette institution.
Maalouf dresse un portrait vivant de son grand-père, avec ses qualités et ses défauts, ses réussites et ses échecs. Afin de saisir la personnalité de Gebrayel, l'auteur est allé suivre ses traces à La Havane. Parti très jeune du Liban, ce grand-oncle a ouvert un grand magasin dans la métropole cubaine et, à force de travail, d'acharnement, a fait fortune. Il meurt dans un accident d'auto à 41 ans, laissant femme et enfants sans protection. Son beau-frère prend la suite, mais, incapable de s'occuper de l'entreprise, celle-ci périclite et la veuve, se trouvant démunie, doit travailler durement pour élever ses enfants.
Gebrayel jouissait d'une excellente réputation. Franc-maçon, il a connu les dirigeants nationalistes de l'île qui appartenaient aux mêmes loges. Il fut tout aussi présent, par ailleurs, au sein de la communauté syrienne. Sous les Ottomans, on ne faisait pas de distinction entre Syriens et Libanais.
Dans Origines, ces deux hommes incarnent les voies qui s'ouvraient aux Libanais. Leur pays, pauvre, sans grandes ressources matérielles, exportait sa richesse humaine en Égypte, en Afrique, en Amérique et en Australie. Le Maalouf cubain serait peut-être oublié si Amin n'avait pas décidé de ressusciter sa mémoire. L'auteur réussit à exposer le choix qui se présentait à chaque Libanais. Ou bien rester au pays pour en édifier l'avenir et la fortune, ou bien partir pour faire sa propre fortune. Ni Botros ni Gebrayel n'ont finalement atteint leurs buts et le Liban actuel semble offrir les mêmes options à ses habitants. On sait qu'il y a plus de Libanais de par le monde qu'au Liban.
S'il avait poussé plus loin son enquête familiale, Amin Maalouf aurait découvert le juge montréalais Albert H. Malouf, dont le rapport sur sa ville d'adoption a suscité un grand bruit. Il aurait pu également faire la rencontre d'un collègue, David Malouf, l'un des plus grands romanciers australiens d'aujourd'hui. Il n'en demeure pas moins que ce livre dépasse l'histoire familiale.
«Pour moi, en tout cas, la poursuite des origines apparaît comme une reconquête sur la mort et l'oubli, une reconquête qui devrait être patiente, dévouée, acharnée, fidèle... Je suis le fils de chacun des ancêtres et mon destin est d'être également, en retour, leur géniteur tardif.»
Maalouf cherche à cerner ce qui caractérise les nomades: «Nous, les âmes nomades, avons le culte des vestiges et du pèlerinage. Nous ne bâtissons rien de durable, mais nous laissons des traces. Et quelques bruits qui s'attardent.»
En rendant hommage aux membres de sa famille, ces nomades exemplaires, Maalouf nous permet, par ricochet, de faire connaissance avec de nombreux Libanais qui ont fait souche en Amérique. Il respecte les documents et les archives. Cependant, son histoire particulière s'adresse à chacun de nous, à tous les lecteurs, car il réussit à dresser un portrait saisissant du nomade qui gît au coeur de tant de personnes.