«L’homme aux deux ombres»: Steven Price des deux côtés de l’ombre


« Il ne représentait pas la loi. Mais cela n’avait aucune importance. En Amérique, le moindre voleur le redoutait. Pour sa part, il ne redoutait personne dans le cercle des vivants. Et dans celui des morts un seul homme lui inspirait de la crainte et cet homme était son père. »
Et cet homme, c’est Allan Pinkerton, fondateur de la Pinkerton National Detective Agency. Et le héros de L’homme aux deux ombres, deuxième roman de Steven Price, c’est son fils, William Pinkerton. Si les deux hommes ont bel et bien existé et que leur patronyme est devenu en argot synonyme de détective privé, le récit dense et sinueux auquel nous convie l’auteur de la Colombie-Britannique est le pur fruit de son imagination.
Détective privé opiniâtre, colosse avec « de longues dents jaunes, des yeux enfoncés, des pupilles aussi noires que des boyaux », William Pinkerton s’est mis en tête de retrouver l’homme que son père a poursuivi jusqu’à sa mort : Edward Shade.
Ses recherches l’emmènent de Chicago à Londres sur les traces d’une voleuse de diamants, Charlotte Reckitt, qui connaîtrait l’énigmatique et insaisissable Shade. Or, on retrouve bientôt la tête de la malheureuse dans la Tamise. Entre alors en scène Adam Foole, gentleman cambrioleur, qui veut savoir qui a fait la peau à Charlotte, son ex-maîtresse.
« Ses yeux comme ceux des chats retenaient la lumière une fois celle-ci éteinte. Ils étaient violets, de la dureté d’une améthyste et aimaient l’obscurité. Il prenait grand soin de ses favoris bien qu’ils eussent blanchi depuis longtemps. »
Flanqué de Fludd, géant aux poings d’acier, et de Molly, gamine futée, Foole s’allie à Pinkerton dans ce Londres coupe-gorge que ce dernier déteste tant : « Ses rues pavées étaient d’une saleté repoussante même aux yeux d’un homme dont la saleté était le métier, capable de rester planqué pendant des heures dans les chiottes d’un bordel, son Colt à la main, en attendant que le salopard qu’il traquait pointe le bout de son nez. »
Bien qu’il avance que ce Londres nimbé d’un brouillard jaune ou brun qu’il décrit n’a jamais existé, Steven Price excelle dans la création d’atmosphères. Ainsi, tandis que l’on tente de deviner le prochain rebondissement que réserve le romancier, on est saisi par la richesse des sombres tableaux que n’aurait pas reniés Arthur Conan Doyle. Tandis que sa description de l’Amérique renvoie à Mark Twain, c’est l’esprit de Charles Dickens qui flotte discrètement dans les ruelles londoniennes peuplées d’enfants cadavéreux.
Alors qu’il nous transporte dans les bas-fonds, dans les égouts, dans les pubs miteux ou dans les salons chics du Londres de 1885 en alternance avec les champs imbibés de sang de la guerre de Sécession (1861-1865), ses prisons miséreuses et ses cachettes miteuses pour esclaves et soldats en fuite, Steven Price entretient parfaitement le mystère entourant la vraie nature et les motivations de ses personnages. Ce faisant, le romancier multiplie les coups de théâtre sans pour autant négliger l’impression de mélancolie liée au deuil et le tenace sentiment d’échec qui traversent ce polar violent aux élégants accents gothiques.