(2/5) Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es

Toutes les bibliothèques, comme l’a suggéré l’écrivain Alberto Manguel, sont des autoportraits. Si elles disparaissent de plus en plus des résidences, celles qui persistent aujourd’hui permettent, en un clin d’oeil et d’instinct, de saisir une part de l’identité de son possesseur. Deuxième d’un regard en cinq temps sur la disparition des bibliothèques personnelles.
Être invité à entrer dans une maison encore inconnue, à y « faire comme chez soi ». Y voir une bibliothèque ; si on est lecteur, être attiré par elle comme par un aimant ; se mettre à fouiner — titres, auteurs, classement, couleurs, iconoclastes petits objets qui y siègent ; reconnaître, découvrir ; juger et jauger.
Une bibliothèque permet de comprendre intuitivement « l’identité d’un individu à travers les livres qu’il a lus, [mais également] à partir des ouvrages qu’il possède mais n’a pas encore lus. Le désir latent, en attente, de la lecture se révèle aussi important que la mémoire des choses lues », écrivait la maître de conférence à l’Université Lille 3 Géraldine Sfez en 2008.
Toute bibliothèque constitue un relevé topographique, voire géologique de l’identité de son possesseur, poursuivait Mme Sfez dans « Les bibliothèques : des identités-palimpsestes » (Conserveries mémorielles). « Car, comme la mémoire, une bibliothèque se constitue par sédimentations — acquisitions, pertes et emprunts successifs. À l’image des souvenirs ou des marques du corps (rides, plis…), les livres lus sont autant de signes des expériences et des lieux traversés. »
Lecteur compulsif
On peut ainsi distinguer, poursuivait-elle, la bibliothèque du lecteur prudent et avisé qui choisit un à un ses livres et les lit consciencieusement de celle, brouillonne, du lecteur gourmand, compulsif, qui se disperse et cumule ; « celles dont on peut admirer la sobriété et celles dont on envie la profusion ; celles, vivantes, qui invitent au dialogue et celles décoratives, de pure façade », ces dernières disparaissant de plus en plus, n’étant plus, comme il y a encore quelques décennies, des musts décoratifs des bureaux d’avocats, de notaires et autres modernes et autoproclamés gentilshommes.
Le sujet est « assez annexe » dans les recherches de Mme Sfez, spécialisée en études cinématographiques et en philosophie, explique-t-elle presque dix ans plus tard, en entrevue téléphonique au Devoir. « J’ai fait ma thèse sur la question de la mémoire dans l’art contemporain, et je me suis intéressée aux arts de la mémoire dans l’Antiquité et au Moyen Âge ; il y avait là souvent cette métaphore de la mémoire comme bibliothèque — que notre mémoire était rangée, construite comme une bibliothèque. Les penseurs de l’Antiquité utilisaient cette image pour montrer comment nos souvenirs sont rangés dans des cases. C’est parti de là, et parce que j’aime beaucoup lire. »
Les jamais lus, ces plaisirs coupables
Mieux qu’un récit ou un album photo, écrivait-elle, une bibliothèque « propose un relevé quasi géologique de l’identité de celui qui l’a constituée. Les livres en langues étrangères, les guides de voyage, la propension à garder ses livres scolaires ou ses livres d’enfants » révèlent à qui l’on a affaire, et tout le spectre et l’éclatement de ses intérêts — plaisirs coupables et ambitions inabouties inclus. « Ulysse, de James Joyce, ou même la Bible, ou L’Odyssée, illustre-t-elle aujourd’hui, on les retrouve souvent dans les bibliothèques, ce sont des ouvrages de référence, dont la lecture sera souvent trop ambitieuse. Et il y a aussi ce plaisir de se dire “ce livre, je pourrai le lire plus tard”», comme pour entretenir le désir.
Est-ce qu’une bibliothèque virtuelle est une fenêtre aussi ouverte sur l’âme de son lecteur ? « J’aurais du mal à me le figurer, indique Mme Sfez. L’objet livre, ses pages cornées, les objets restés entre les pages semblent si parlants. C’est vrai qu’en numérique, il n’y a pas cette interaction, cette porosité entre le lecteur et l’objet. Il n’y a pas la marque ; et c’est ce qui est beau, dans les bibliothèques : le lecteur est marqué par le livre, mais y laisse sa marque aussi. » Car certains ouvrages, cerclés de café, griffonnés, annotés, avançait-elle, « plus abîmés, laissent ainsi deviner qu’ils ont été plus parcourus ou plus aimés que d’autres ». Ou lus dans le bain, a-t-on envie, par boutade (et expérience...), d’ajouter.
« On met tous des photos, des petits tableaux, des bibelots, des souvenirs de voyage dans nos bibliothèques, et il y a des échos entre les livres et les objets », dans ces mini-cabinets de curiosité, poursuit en entrevue la spécialiste de l’image. Alberto Manguel l’a écrit : « Jamais aucune bibliothèque n’a été exclusivement consacrée au livre : toute bibliothèque est une médiathèque. Depuis la bibliothèque d’Alexandrie, les livres voisinent avec des cartes, des images, des plans, des objets… »
Une identité-palimpseste
La bibliothèque de Freud, mentionne Mme Sfez, « était imposante pour ça : il avait plein de petites statuettes dans sa bibliothèque. C’était une oeuvre en soi », et ces objets qui meublent parlent aussi de la manière dont, lecteur, on se perçoit, et dont on veut, par ceux qui s’immiscent dans notre maison, être perçu. « Ça contribue à cet autoportrait qu’est la bibliothèque. » L’identité qui s’en dégage se construit sur une multiplicité d’expériences, de rencontres et de lectures, au fil du temps, comme une identité-palimpseste, pour reprendre le concept de la chercheuse.
Nous ne gardons pas en notre mémoire des livres homogènes, mais des fragments arrachés à des lectures partielles, souvent mêlés les uns aux autres, et de surcroît remaniés par nos fantasmes personnels : des bribes de livres falsifiées…
Elle-même a une bibliothèque « assez importante, ne serait-ce que par mes études », à la maison. Combien de livres ? « Vraiment aucune idée ; mais j’y tiens beaucoup. J’ai un peu bougé, j’ai vécu dans d’autres pays, et chaque fois, c’était important pour moi d’emporter mes livres, même si, évidemment, c’est superflu, et que je n’allais certainement pas tous les consulter. J’y suis attachée. Même à l’ordre : j’aime pas trop qu’on y touche, qu’on change les livres de place. Oui, je pense qu’il peut y avoir un rapport un peu fusionnel, qui est assez partagé, à la bibliothèque », conclut en riant l’enseignante et chercheuse universitaire.
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