Enki Bilal et le bogue de l’an 2041

Plus d’Internet, plus d’appareils connectés, plus d’algorithmes, ceux aidant à la prise de décision, comme ceux assurant la distribution de l’électricité ou la gestion du trafic routier.
Photo: Enki Bilal Plus d’Internet, plus d’appareils connectés, plus d’algorithmes, ceux aidant à la prise de décision, comme ceux assurant la distribution de l’électricité ou la gestion du trafic routier.

Cela se passera un 13 décembre… 2041. Quoi ? La fin du monde numérique, l’extinction définitive de tous les réseaux, l’effacement des disques durs sur toute la surface du globe. Plus d’Internet, plus d’appareils connectés, plus d’algorithmes, ceux aidant à la prise de décision, comme ceux assurant la distribution de l’électricité ou la gestion du trafic routier. Le bogue va être total. La dénumérisation complète, forçant l’humanité à prendre conscience violemment d’une dépendance, par le sevrage.

Après avoir placé dans sa trilogie du Coup de sang (Animal’z, Julia et Roem, La couleur de l’air) la planète face à une reconstruction forcée par un cataclysme environnemental majeur, le bédéiste Enki Bilal ouvre en cette fin d’année un nouveau cycle créatif nommé Bug (Casterman) en imaginant un monde forcé de se recomposer dans le vide laissé d’un coup sec, sans préavis, par la disparition d’une technologie un peu trop dominante. Une oeuvre ni prophétique ni cathartique, assure l’auteur, mais « un appel à la vigilance et à la lucidité », en allant voir demain ce qu’aujourd’hui pourrait bien nous réserver.

« Je ne suis pas un lanceur d’alerte, résume à l’autre bout du fil le bédéiste joint lundi par Le Devoir à Paris. Je ne pense pas que le numérique fasse peser une réelle menace sur l’humanité. Il est plutôt la composante d’une avancée incroyable, mais, pour citer le philosophe Paul Virilio, un avion magnifique invente également le crash magnifique qui vient avec. Bug aurait pu décrire le chaos, mais c’est plutôt une réflexion sur notre rapport au numérique que je voulais mettre en récit. »

Le premier tome pose, avec ce trait reconnaissable parmi un million et cette densité du regard sur la condition humaine, le cadre de ce monde post-numérique dans lequel les citoyens vivant avec des implants connectés sont condamnés à mourir, où les avions tombent du ciel comme des oiseaux morts et où les ondes radio reviennent au goût du jour pour porter une communication rendue compliquée par l’oubli de numéros que personne n’avait jugé bon mémoriser. Sur terre, Gemma vit, elle, l’angoisse d’un retour, celui de son père, Kameron Obb, qui revient de Mars dans ce contexte « d’informatique dévitalisée ». Il est le seul survivant de son expédition. Il a une tache bleue qui se forme sur l’arcade sourcilière. Le bogue et son existence pourraient bien être interconnectés.

En diffusion hertzienne, la « néo-journaliste anonyme prédictologue Alba Prédikta » résume la situation à sa manière : « Nous sommes devant un phénomène de rupture brutale avec nous-mêmes […] Nous sommes, je dirais, enfin face à notre propre connerie. »

Science-fiction ? « Un auteur de science-fiction parle toujours du monde d’aujourd’hui, dit Enki Bilal qui souligne la dépendance unique et rare des humains de notre époque à une technologie. « C’est la première fois que cela se produit et la prospective est intéressante. Le numérique va permettre des choses fascinantes : l’intelligence artificielle, le transhumanisme, la robotique sont des projets à la fois énormes et excitants qui donnent froid dans le dos. »

Faire le plein de réflexions en sondant le vide. Enki Bilal connaît la mécanique narrative qu’il applique ici avec les mêmes décors grandioses, les mêmes visages marqués par l’urgence de vivre et la poésie de l’être, les mêmes intimités forcées de sonder leurs contradictions pour redonner un sens au cours des choses. Dans Bug, la chute du numérique entraîne trois jeunes filles du Bronx dans la mort, des « suicides psycho-traumatiques », induits par la tristesse insurmontable d’une existence sans « Siri ni Weface ». À Londres, 22 banques se font dévaliser, alors que sur la planète, où Gilbraltar est devenu un califat est-oriental turco-russo-kurde et où la Corée du Nord s’est divisée en deux, les champions de la mémoire commencent à se faire enlever, sans doute par des cyberlibertariens, cherchant à les utiliser.

« L’avènement du numérique a fait régresser bien des choses », lance le bédéiste qui s’amuse dans ce nouveau cycle à imaginer des médias forcés de revenir à une diffusion de l’information sur du papier, loin des correcteurs automatiques, avec comme résultat des manchettes écrites dans un français bien plus phonétique que normatif. « Je trouve que l’on maltraite la langue dans les univers numériques. Ces pages de journaux [qui apparaissent dans le récit], ce sont les seuls espaces vraiment critiques que je me suis permis, avec un peu de mauvaise foi », ajoute-t-il.

Cette nouvelle aventure dans un autre de ses demains que l’on préférerait ne pas connaître reste en fin de compte rien de plus qu’une série de questions posées pour considérer l’avenir avec un peu plus d’intelligence. « Le numérique nous place en tension, à cause du choc, de la rupture dans la transmission qui s’est produite. C’est tout à fait normal. Pour le moment, cela semble nous conduire dans un mur. Et c’est ce qu’il faut regarder en face pour éviter que cela ne se produise », dit-il.

Et il ajoute : « Oui, nous vivons aujourd’hui dans un monde qui n’est pas totalement prêt à l’arrivée du numérique, mais à l’inverse, des gens intelligents maîtrisent de plus en plus la technologie. Et c’est ce qu’il faut encourager, pour y gagner sur le plan social, politique et même financier », dit Enki Bilal. Mais aussi pour s’assurer que le quotidien bouleversé de Kameron et Gemma, les milliardaires qui se retrouvent dans d’étranges « blocages lévitationnels » au-dessus du monde et les vols d’armes à New York ou les dépressions post-vie numérique demeurent dans ses fictions remarquables plutôt que de venir marquer la réalité.

Enki Bilal, Casterman, Bruxelles, 2017, 86 pages

Bug

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