«L’élimination de l’autre se fait d’abord avec les mots»

Quand Annick Kayitesi-Jozan regarde du côté de l’Europe centrale ou de l’Ouest, du côté des États-Unis et de sa frontière avec le Mexique, du Myanmar et plus loin encore, c’est le hoquet de l’histoire qu’elle voit aussi poindre.
Photo: Jérôme Panconi Quand Annick Kayitesi-Jozan regarde du côté de l’Europe centrale ou de l’Ouest, du côté des États-Unis et de sa frontière avec le Mexique, du Myanmar et plus loin encore, c’est le hoquet de l’histoire qu’elle voit aussi poindre.

En kinyarwanda, cette langue bantoue parlée au Rwanda, les salutations expriment depuis toujours l’incertitude de l’existence. « Bonjour » se dit Waramutse (traduction libre : tu n’es pas mort dans la nuit). Au revoir ? Wirirwe, ou « prend soin de survivre à la journée », une chose qu’un jour d’avril 1994, la mère, le petit frère et la soeur d’Annick Kayitesi-Jozan n’ont pas réussi à faire.
 

« Le 30 avril était un samedi », raconte la psychologue dans Même Dieu ne veut pas s’en mêler (Seuil), récit coup-de-poing qui, entre passé et présent, entre morts et survivants, remonte le fil d’une existence marquée par le génocide rwandais auquel elle a miraculeusement survécu. Elle avait 14 ans. « Il faisait très beau. Le ciel de cette journée est gravé dans ma mémoire parce que son bleu immaculé jurait avec le regard noir, haineux, des miliciens qui nous extirpaient de notre cachette. Il est gravé à jamais car je l’ai beaucoup regardé, j’ai tenté de m’y noyer pour détourner les yeux »… d’une horreur sans nom, mais aux nombreux visages broyés, déchirés, massacrés.

Ceux de sa mère, Spécioza, 40 ans, de son frère, Aimé, 9 ans, de sa soeur, Aline, 16 ans, et de ses cousines, Claire, 14 ans, et Christine, 23 ans, en font partie. Et c’est aussi pour eux qu’elle a écrit ce livre.

« Un génocide ne dit rien de lui-même si l’on refuse de regarder en face les histoires insupportables qu’il a fait apparaître, lance à l’autre bout du fil l’essayiste jointe par Le Devoir à Tachkent, en Ouzbékistan, où elle vit aujourd’hui.

Au départ, je voulais écrire un livre pour raconter le quotidien des survivants de cette épuration ethnique qui, comme moi, se retrouvent presque 25 ans plus tard dans une profonde solitude », particulièrement au Rwanda, où le pays s’est relevé très vite, laissant souvent les personnes épargnées par la violence passée dans une certaine marge.

« Pour eux, comme pour moi, la vie s’est arrêtée en 1994, mais l’humanité, elle, a continué à avancer. Alors, on ne sait plus si cette humanité est désormais avec nos morts ou avec les vivants », ajoute celle qui dit avoir échoué, ce jour sombre d’avril. « Telle la mer rejetant un cétacé, l’humanité venait de me vomir », écrit-elle, dans son introduction.

Devoir de mémoire ? Ce voyage en territoire de haine et de reconstruction n’est rien de tout ça. « La mémoire est dans le passé. Pour moi, le génocide est toujours présent. » Présent parce qu’on « sort physiquement d’un génocide, mais il reste toujours dans sa chair, à l’intérieur de soi », dit-elle.

Au Rwanda, nous avons commencé à être des Tutsis, puis nous sommes devenus des cafards, une dénomination qui, en devenant normale, banale dans la parole quotidienne, n’empêchait plus personne de nous exterminer

 

Présent parce qu’elle approche les 40 ans, l’âge de sa mère le jour où elle a été massacrée par les miliciens hutus sous les yeux de sa fille. Présent parce qu’ici et là, il y a toujours dans l’espace public un discours de haine, un propos qui divise, qui l’empêche d’envoyer toutes ces images dans le passé.

Isoler pour haïr

 

« Quand on montre du doigt un groupe d’individus dans une société, ça me fait très peur », dit-elle en évoquant les tentatives de réduire les individus à des groupes, les musulmans, les migrants, les réfugiés mexicains, les femmes voilées… pour marquer leur différence et mieux les haïr.

« L’élimination de l’autre se fait d’abord par les mots, des mots qui influencent la pensée, des mots qui mettent l’autre en danger en cherchant à l’isoler, à lui enlever son humanité pour plus facilement lui enlever la vie ensuite. »

Elle ajoute : « Au Rwanda, nous avons commencé à être des Tutsis, puis nous sommes devenus des cafards, une dénomination qui, en devenant normale, banale dans la parole quotidienne, n’empêchait plus personne de nous exterminer. »

Quand Annick Kayitesi-Jozan entend parler les extrêmes, quand elle regarde du côté de l’Europe centrale ou de l’Ouest, du côté des États-Unis et de sa frontière avec le Mexique, de la Birmanie et plus loin encore, c’est donc le hoquet de l’histoire qu’elle voit aussi poindre.

« Tout ce qui normalise un rejet, dans des sociétés où le “Nous” se replie face à des “Eux”, place l’humanité sur un terrain dangereux, dit-elle. Nous n’apprenons pas des horreurs de notre passé et la seule façon d’éviter que des nouveaux génocides ne se produisent, c’est de rester vigilant face aux mots qui annoncent leur venue. »

À l’autre bout du fil, la tonalité vocale reste solide, malgré la dureté du propos. « Au Rwanda, ce qui distingue les humains des animaux, c’est l’enterrement de nos morts, dit-elle.

Or, le génocide nous a enlevé le droit à la vie en nous enlevant le droit aux rites que nous avons développé pour apprivoiser la mort. » Les corps de sa famille, jettés par les miliciens dans une fosse commune, n’ont jamais été retrouvés.

« Écrire ce livre m’a rapprochée de moi-même », dit-elle, sans doute parce qu’il raconte cette « conversation silencieuse » qu’elle souhaite léguer à ses enfants, aujourd’hui âgés de 5 et 9 ans et qui ne comprennent pas pourquoi un jour des hommes armés sont venus lui enlever « sa maman ».

Ce récit chargé d’images fortes vient aussi donner la parole à une mère, à un frère, à une soeur, à des cousines, comme pour les maintenir dans le monde des vivants où l’essayiste, pour ne pas concéder la victoire aux génocidaires, trouve aussi son humanité.

« Génocide – traumatisme. Ces trois dernières années, ces mots m’accompagnent partout. Ils parlent à ma place. Personne ne m’écoute. Les soeurs ne m’écoutent pas, les amis ne m’écoutent pas, ils pensent aussitôt : génocide, traumatisme. Moi, je ne comprends pas ces mots. Ils sont intraduisibles en kinyarwanda. J’ai souvent essayé de m’imaginer expliquant ça à maman, à mon frère, le jour où je les reverrais pour leur raconter la suite de l’histoire :

— Écoute, maman, je vais t’expliquer ce qui t’est arrivé. Tu es morte de génocide.

Elle dirait :

— Ah bon, mais qu’est-ce que c’est un génocide ?

Je répondrais :

— Je ne sais pas, ce n’est pas un mot de chez nous, maman.

Je n’aime pas ce mot. C’est un mot qui sert à marquer des milliers d’histoires que l’on ne veut pas entendre. Tu dis génocide, on te répond : ah, je vois. Non, vous ne voyez rien du tout. Alors moi, j’insiste, je crois avon survécu pour dire ce qui s’est passé, pour parler à la place de ceux qui ne sont plus là. »
Extrait de «Même Dieu ne veut pas s’en mêler»

Même Dieu ne veut pas s’en mêler

Annick Kayitesi-Jozan, Seuil, Paris, 2017, 240 pages



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