«5 balles dans la tête»: les émotions sont mortes au champ de bataille

Roxanne Bouchard compte désormais plusieurs militaires parmi ses amis sur Facebook. « J’ai commencé à faire un peu de promo sur mon profil pour parler du livre », raconte-t-elle au sujet de 5 balles dans la tête, un recueil de récits de guerre récoltés auprès de quelque vingt-cinq membres actifs ou retraités des Forces armées canadiennes ayant participé à différentes missions (principalement en Afghanistan).
« Récemment, poursuit-elle, un homme m’écrit pour me dire : “Vous n’avez pas demandé à me parler pour votre livre. J’étais dans la gang de Karine Blais [membre du 12e Régiment blindé du Canada, morte au nord de Kandahar en avril 2009]. Pourquoi vous avez parlé aux autres membres de la gang, et pas à moi ?” Je lui ai tout simplement répondu que je ne pouvais pas rencontrer tout le monde, ça aurait été trop fou, et je lui ai suggéré de trouver quelqu’un avec qui parler, parce qu’il semblait vraisemblablement en avoir besoin. Il m’a répondu : “Il n’y a personne qui veut m’entendre parler de ça, de l’Afghanistan. Dans ma famille, c’est comme si j’étais allé en prison. C’est comme si j’avais fait quelque chose de honteux.”»
La détresse du correspondant de la romancière derrière Whisky et paraboles et Nous étions le sel de la mer incarne tragiquement le double mouvement, en apparence paradoxal, tenaillant la parole de plusieurs des sujets de ce livre aussi troublant que bouleversant, quelque part entre le documentaire et l’essai. Comment autant d’hommes et de femmes ayant fait la guerre peuvent-ils à la fois prétendre vouloir laisser derrière eux pour toujours les images horribles de leurs missions et regretter de ne pas savoir dans quelle oreille se délester des souvenirs qui les tyrannisent jusque dans leur sommeil ?
Dans la foulée de la parution d’En terrain miné (VLB, 2013), des lettres échangées avec le caporal Patrick Kègle, Roxanne Bouchard donne une conférence durant laquelle elle enjoint aux militaires de saisir chaque occasion qui se présente à eux de parler aux civils de leur passé et de leur quotidien.
« C’est ben beau ce que t’as dit pis on veut ben en parler, de ce qu’on a vécu, mais ça intéresse personne », lui répliqueront certains d’entre eux, avant de lui proposer de les accompagner pour une pinte. « Sauf que moi, je n’avais rien demandé », insiste encore aujourd’hui Roxanne Bouchard, sur le ton de celle qui peine à comprendre comment une écrivaine et prof de cégep a pu être enrôlée dans ce colossal travail de reconstitution de la mémoire traumatique des militaires. « Ce qu’ils me disaient, c’est : “T’en veux des histoires ? Ben en vl’à !” »
Ne plus avoir d’émotions
Explique-moi ce que tu fais. Pourquoi t’as choisi de faire ça dans la vie ? Ce seront essentiellement les deux questions avec lesquelles Roxanne Bouchard déverrouillera les langues de ces fantassins, artilleurs, pilotes d’hélicoptère et autres ingénieurs de combat.
Ils évoquent tous avec un aplomb et une lucidité vertigineuse, dans 5 balles dans la tête, l’enthousiasme du départ vers l’Afghanistan, leur impatience à vivre un premier « contact » (terme désignant un affrontement avec l’ennemi), ainsi que leur rapport à la mort qui se transforme à mesure qu’ils la donnent parfois eux-mêmes. Dans une des scènes les plus dérangeantes du livre, Marco Vézina, un adjudant à la retraite, se remémore avec une tempétueuse incrédulité les applaudissements d’enfants afghans face à son char qui venait de sauter.
« Sais-tu quoi ? J’ai pus d’émotions. J’ai perdu ça, en Afghanistan, les émotions. C’est probablement parce que j’ai dû faire des interventions difficiles… Tu sais, j’ai fait face à beaucoup de morts, une fois, entre autres, j’ai ramassé un enfant mort… », confie un autre d’entre eux, dans un chapitre sur le stress post-traumatique et sur les cauchemars assaillant à leur retour ces hommes et ces femmes souvent très jeunes.
« Quand j’ai commencé à moi aussi faire des cauchemars, j’ouvrais Facebook pour constater à chaque fois que plein de militaires étaient systématiquement en ligne », se rappelle Roxanne, qui parviendra finalement à se soustraire à ses mauvais rêves en s’éloignant quelques semaines de son projet. « Les gars te racontent des choses comme “L’hélicoptère est arrivé pis ils ont buté le taliban qui tirait”, et ils crient tous ensemble “Yes !” C’est tough, entendre parler de la mort comme ça. J’ai eu besoin de me faire expliquer par un psy comment fonctionnent les émotions en temps de guerre. J’étais dans ce qu’on appelle la fatigue de compassion. »
Le faux débat de l’antimilitarisme
Les Forces armées canadiennes ne sont pas précisément réputées pour leur transparence. Roxanne Bouchard aura pourtant été invitée à participer à plusieurs entraînements à Bagotville, Valcartier, Saint-Jean-sur-Richelieu et Les Etchemins. Son livre pourrait quant à lui fournir plusieurs arguments à qui croit que le Canada ne devrait plus se mêler de conflits armés à l’étranger, dans la mesure où il ne décrit pas exactement la guerre comme une simple promenade à la campagne. Pourquoi les FAC y ont-elles alors collaboré ?
« Parce que je pense que l’armée a compris après la parution d’En terrain miné qu’elle avait besoin de se faire connaître autrement qu’à travers un discours qu’elle a préalablement filtré », suggère l’auteure, tout en soulignant que YouTube et Facebook compliquent déjà son désir de contrôle de l’information.
Loin de l’antimilitarisme farouche et primaire auquel elle adhérait en amorçant sa correspondance avec Patrick Kègle, Roxanne Bouchard pose un regard moins péremptoire sur les missions de l’armée, mais aussi et surtout sur ces hommes et ces femmes irrémédiablement blessés qui font maintenant partie de sa vie.
« En fait, je commence à penser que c’est peut-être un faux débat, de demander “Es-tu pour ou contre l’armée ?”. L’armée existe pour l’instant, qu’on le veuille ou non. On a beaucoup dit que l’armée laissait tomber les gars à leur retour de mission, mais est-ce qu’on n’est pas tous un peu responsables les uns des autres ? Quand je vois circuler sur les réseaux sociaux des avis nécrologiques de jeunes militaires et que je sais pertinemment qu’ils se sont suicidés, je me dis “Ayoye !” Et je repense à ce militaire qui m’a écrit récemment pour me dire que personne dans sa famille ne veut l’entendre parler de ce qu’il a vécu. »