Michel Tremblay, ou le récit des obscurs intérieurs

Grosse semaine pour le père de la grosse femme, Michel Tremblay, qui, lundi, est entré dans le cénacle des auteurs couronnés par le prix littéraire Gilles-Corbeil, après les Réjean Ducharme, Anne Hébert, Victor-Lévy Beaulieu avant lui. Une reconnaissance pour l’ensemble de son oeuvre à laquelle il ajoute cette semaine une nouvelle pièce intitulée Le peintre d’aquarelles. Regard critique.
Pour enterrer les démons qui lui parlent à l’oreille, Marcel peint des aquarelles. Rien d’autre que des ciels indéfinis, une mer fantasmée qu’il n’a jamais vue et les montagnes qui forment son paysage des cinquante dernières années, les ondulations à la fois inquiétantes et rassurantes de Nominingue, dans les Laurentides. Sans qu’il sache vraiment pourquoi ni exactement comment, il se met vaillamment à l’écriture d’un journal, ce journal un peu naïf qui forme Le peintre d’aquarelles, récit dans le récit, la voix d’un soulagement. C’est lui qui le dit.
Dans ce court roman mené d’une main attentive et bienveillante, d’ailleurs illustré de ses propres aquarelles, Michel Tremblay fait réapparaître le personnage qui fermait les imposantes Chroniques du Plateau-Mont-Royal. Le petit Marcel qui a mis le feu aux cheveux de sa mère, un garçon pris depuis longtemps avec des crises d’épilepsie et tout un monde imaginaire coincé dans la gorge, qui se déterminait grand créateur de chefs-d’oeuvre sur son carré de terre de la rue Gilford. Depuis, la vie n’a pas été facile.
Maintenant âgé de 76 ans, Marcel est entré dans la vieillesse presque à son insu. Interné à 23 ans dans un hôpital psychiatrique où sévissaient des « frères mets-ta-main », gavé de médicaments qui peu à peu l’ont engourdi, pour ne pas dire effacé, il n’a jamais connu l’intimité d’une femme ni l’espace du voyage. Mais il a beau vivre seul, désormais, il ne l’est pas du tout. Autour de lui rayonnent des figures dont la charge affective, même négative, est déterminante dans son évaluation de lui-même : d’abord son chat Duplessis, métaphore imaginaire d’un remède à son angoisse, et sa mère silencieuse encore auréolée de feu, mais aussi sa soeur Thérèse, la fascinante Mercedes du bar de la Main, la douce madame Dieudonné qui lui achète ses peintures, le docteur Loiselle qui lui a légué la maison où il écrit et peint.
Une vie ambiguë
Lire ce journal, qui raconte le quotidien de Marcel au village en même temps que sa vie depuis le Montréal des années 1950, c’est entrer dans une narration sciemment ambiguë. Difficile de distinguer la réalité de la fiction pure quand Marcel lui-même, qu’on sait et sent malade, annonce faire peu de cas de la vérité. Mais la vérité n’est-elle pas finalement secondaire ? Car ce qu’il écrit, son essentiel à lui, c’est une vie enfermée dans l’étroitesse de sa tête confuse, pleine de questions maladives sur le pourquoi du comment, une vie bâtie sur des hallucinations, des rêves (dans tous les sens du terme) et des crises. « J’en reviens toujours, c’est ça qui est le plus triste. »
Peu à peu, dans les pistes qu’il sème d’une manière contradictoire et désordonnée, sans doute précisément parce que son esprit n’émerge jamais tout à fait du brouillard, Marcel devient le symbole du monde complexe et tabou de la schizophrénie, de ses spirales de rage, de rejet et d’une certaine lucidité. Un monde où la détresse silencieuse se nourrit aussi d’un immense désir de liberté. De trouver la paix, d’être quelqu’un — ici, par la peinture et l’écriture. « À quoi ça sert, les regrets ? demande-t-il en fin de récit. Au bout de tant d’années. En tout cas je pourrais dire que ça sert à soulager. Un peu. À calmer. Comme les larmes. La rage au lieu des larmes avec, au bout, une espèce d’apaisement qui vient plus de l’épuisement que du soulagement. »
Ce roman comme un labyrinthe, où Michel Tremblay mêle une langue orale et un discours intérieur d’une touchante simplicité, s’achève sur une figure de gymnastique narrative qui sonne un glas d’une grande tristesse. Une fin qui fait tomber les montagnes et donne à Marcel, cet éternel condamné privé de douceur, une sensibilité universelle.