Une biographie intellectuelle de Claude Ryan

Pendant la crise d’Octobre, Claude Ryan, alors directeur du «Devoir», exercera «une vraie résistance» devant Pierre Elliot Trudeau, dit son biographe.
Photo: Bernard M. Lauzé Le Devoir Pendant la crise d’Octobre, Claude Ryan, alors directeur du «Devoir», exercera «une vraie résistance» devant Pierre Elliot Trudeau, dit son biographe.

Pourquoi s’intéresser encore à Claude Ryan, l’ancien directeur du Devoir devenu chef du Parti libéral du Québec puis un ministre important dans le gouvernement de Robert Bourassa ? « C’est encore un personnage clé pour connaître les choix des Québécois dans une période très critique », croit l’historien Michael Gauvreau, professeur à l’Université McMaster, auteur d’une colossale biographie intellectuelle très fouillée qu’il vient de lui consacrer en anglais.
 

The Hand of God s’arrête en 1971, le sommet de la carrière de Ryan, pense son biographe, le moment en tout cas où il prend conscience qu’il doit quitter Le Devoir s’il veut continuer d’exercer l’influence qu’il a, ou croit avoir à tout le moins.

En plus de milliers d’éditoriaux, Ryan aura prononcé plus de cent discours par année auprès d’instances religieuses, éducatives et communautaires. Il va ainsi prodiguer des conseils à des syndicalistes, des professeurs, des directeurs de mouvements sociaux, des citoyens et des hommes politiques. Son influence est en ce sens indéniable.

Crise d’Octobre

La part que joue Claude Ryan durant la crise d’Octobre reste relativement méconnue. Après avoir rencontré un samedi les membres de la direction du Devoir pour envisager ce qui risque de survenir à la suite des enlèvements de James Cross et de Pierre Laporte par le Front de libération du Québec, Ryan entreprend de consulter divers personnages pour valider ses hypothèses. Il va réunir autour de lui plusieurs intellectuels afin de résister aux assauts de Trudeau. « On a souvent dit que Ryan était opposé à Lévesque. Ce n’est pas exact. Son véritable opposant, ce fut toujours Pierre Elliott Trudeau », affirme Michael Gauvreau.

Durant la crise, Ryan téléphone notamment à Lucien Saulnier, le président de la Communauté urbaine de Montréal, un proche du maire Jean Drapeau. « Saulnier s’est empressé de téléphoner à Drapeau pour lui dire que Ryan était au centre d’un projet de gouvernement parallèle ! La femme de Gérard Pelletier, Alec, racontait aussi beaucoup cela. » Devant Trudeau, Ryan exercera « une vraie résistance », dit son biographe.

Ryan affirme alors que la modération et le juste milieu sont des vertus difficiles à préserver dans des circonstances aussi extrêmes. Ses discussions avec le Canada, il les envisageait de la même façon, placées sous le règne de la modération, de l’échange, de la considération mutuelle. Mais ses interlocuteurs au Canada disparaissaient avec la montée fulgurante de Trudeau. Ryan ne semblait pas comprendre la part d’impulsion, de passions et de sentiments qui guident l’action humaine et avec lesquels il faut tout de même savoir composer.

Après octobre 1970, Ryan se voit forcé de constater, analyse Michael Gauvreau, qu’il a en somme perdu, que la voie ouverte par Trudeau triomphe, que ce fédéralisme ne correspond pas au sien.

« Après la crise, il aurait dû se mettre à épauler René Lévesque. C’était la seule façon de résister à Trudeau. » Mais Ryan a plutôt cherché, encore et toujours, un chemin pour faire valoir une troisième voie.

« C’était impossible pour lui d’abandonner l’idée qu’il représentait quelque chose », dit Michael Gauvreau. Le voici donc qui incline de plus en plus vers la politique pure. Et « comme homme politique, c’est une vraie faillite », laisse tomber son biographe, après avoir consacré une dizaine d’années à étudier sa pensée.

Claude Ryan, explique l’historien, manifestait un phénomène que l’on retrouve parfois chez certains intellectuels : l’anti-intellectualisme. « Il n’avait jamais obtenu de diplôme comme travailleur social. Mais il a sans cesse pensé qu’en tant qu’autodidacte, sans qualification professionnelle, il connaissait vraiment le public, la mentalité des Québécois […]. Je pense qu’il s’envisageait comme un Messie politique. »

La troisième voie

 

En 1952, après un séjour à l’Université grégorienne de Rome, ce militant des Jeunesses catholiques qu’est Claude Ryan développe sa propre idée du monde social, articulée autour du libéralisme.

Dès son entrée au Devoir en 1964, il exprime sa vision politique et sociale, faisant l’hypothèse du Québec dans le cadre d’un fédéralisme renouvelé.

« Je dirais que Ryan croit au fédéralisme dans un mode qui n’est pas sans faire penser à sa foi catholique. C’est l’idée peut-être d’un dogme qui change, mais dont l’essentiel demeure, quoi qu’il arrive. »

Peut-on dire qu’Ottawa, d’un point de vue politique, était sa Rome, sa papauté ? « Non ! C’était lui, le pape ! Il y avait chez lui l’idée qu’on ne pouvait pas se convertir, que quoi qu’il arrive on reste attaché à cette expérience » du fédéralisme.

« Chez Ryan, le libéralisme est envisagé comme devant être influencé par une vision du social, à l’encontre de ce que préconise Trudeau. […] Bien que le libéralisme soit centré sur l’individu, Ryan voyait la nécessité de considérer des responsabilités collectives, exprimées par des groupes divers, les syndicats, les Églises, etc. Il voyait la nécessité d’une médiation à opérer entre l’État et l’individu. […] Pour Trudeau, en opposition, il n’y a rien entre l’État et les individus, sauf des chartes de protection des individus. »

Un statut particulier

 

Ryan est de ceux qui ont le plus écrit sur la question du statut particulier du Québec dans l’ensemble fédéral — la « société distincte » telle qu’on en parlera plus tard. Il aide à structurer la pensée du Parti libéral du Québec, à démarquer ce dernier de son grand frère fédéral, surtout après l’arrivée en scène de Trudeau.

Jusqu’en 1967, la position de Ryan peut être considérée comme l’expression d’une tendance politique majeure. Puis surviennent le « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle, la défection de René Lévesque du Parti libéral et la mort d’André Laurendeau, puis l’accession au pouvoir de Trudeau. « Personne n’aurait pu imaginer ce scénario. »

Le directeur du Devoir rappelle alors que tout ce que le Canada français a pu accomplir ne tient pas au fait qu’il compte sur le tiers des forces à Ottawa, mais bien au fait que son contrôle s’exerce sur un gouvernement en particulier, celui du Québec, un lieu où les Québécois peuvent traduire leurs aspirations en actions. « En lisant bien Ryan, on se rend compte qu’il est beaucoup plus nationaliste qu’il ne voulait lui-même l’affirmer. »

Une option

 

Pour bien connaître le versant de cette existence après 1971, « on doit attendre que quelqu’un écrive d’abord le grand livre sur Robert Bourassa, la carrière de l’un éclairant l’autre ». Ryan fondait beaucoup d’espoir en Bourassa. « Il pensait que c’était un jeune intelligent et qu’il pourrait guider. […] Ryan souhaitait renforcer l’identité québécoise du Parti libéral du Québec, de manière à résister à Trudeau. »

En 1971, « Ryan va recommander de rejeter la charte de Victoria », un premier effort de Trudeau pour rapatrier la Constitution de Londres et y greffer une charte des droits. « On ne pouvait pas, à son sens, restreindre les ambitions du Québec à sa politique sociale. Pour lui, ce n’était pas une option suffisante. »

« Il avait espoir de pouvoir regagner l’aile nationaliste de l’opinion au Parti libéral du Québec. Il n’y est pas arrivé. Si le Parti québécois n’avait pas eu un Lévesque, peut-être y serait-il parvenu. »

The Hand of God

Claude Ryan and the Fate of Canadian Liberalism, 1925-1971, McGill-Queen’s University Press, Montréal et Kingston, 2017, 678 pages



À voir en vidéo