Se jeter en bas d’un édifice avec Olivia Tapiero

Olivia Tapiero
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Olivia Tapiero

«Il n’est pas question du moment où on regarde l’homme qui tombe mais de ce qui subsiste dans la répétition de cette image », écrit Olivia Tapiero dans Phototaxie, au sujet de la fascination de celui qui observe au bas d’un immeuble un semblable se jeter en bas et qui, compte tenu de la nature du geste, peut en toute impunité s’abandonner à son voyeurisme. Qu’y aurait-il d’autre à faire, de toute façon ? Impossible d’intervenir afin de soustraire le suicidaire à ce funeste moment où il deviendra de la viande, pour emprunter le terrible mais puissant euphémisme de l’auteure.

Cette vision, celle de l’homme qui tombe, cristallise la critique brutale à laquelle procède ce troisième roman de l’immobilisme satisfait dans lequel, alors que la catastrophe approche, notre époque s’englue. Les phrases sont hyperboliques, échevelées, pompeuses et/ou hermétiques. La noirceur, suffocante.

C’est que la catastrophe, dans cette ville anonyme, ne fait pas qu’approcher. Elle menace de projeter de l’autre côté du point de non-retour cette société où, « aux rives, gonflées de méthane, les baleines échouées explosent sur les derniers commerces balnéaires », où « leur puanteur glorieuse s’incruste sous la peau pendant des jours » et où les musées sont victimes d’attentats.

Dans ce monde dystopique aux contours flous, où tout le monde court à sa perte, Théo, un musicien désenchanté idéalisant la mort, répète son Brahms et visionne des snuff films. Zev, tyrannique leader d’une bande d’anarchistes, prône le vol à l’étalage (afin de « compenser la mendicité de l’achat ») et prendra bientôt le maquis. Seule Narr, une jeune immigrante arrachée aux périls de la guerre, soulève, grâce à son inapaisable indignation, une rare petite brise d’espoir, alors que nous contournons avec eux les décombres.

Contre la phrase toute faite

 

Après deux romans d’une écriture élégante et relativement sage osant fouiller le douloureux sujet du suicide (Les murs, prix Robert-Cliche 2009, Espaces, 2012), Olivia Tapiero sert un traitement-choc au virus de la phrase toute faite et de l’image exsangue qui ramollit une part effarante de notre littérature. Sa langue a parfois l’exigence salutaire des stylistes agiles, mais des formules maladroitement emportées, des paragraphes tenant davantage de la prose poétique, ainsi que quelques métaphores carrément opaques transforment parfois l’envoûtement en confusion.

Ses envolées les plus senties évoquent les exigeants rêves d’épanouissement que doivent porter les enfants d’immigrants, largués dans un Occident de carton-pâte. « Je n’ai pas peur de ma famille, je ne lui dois rien sauf la colère d’avoir misé sur moi », écrit-elle dans un chapitre narré par Narr. « Prise en charge : intégration. Un sacrifice, disaient-ils pour me pousser à cueillir les fruits, à me réaliser malgré toutes les dents enfoncées dans la mamelle pourrissante de ce monde traversé, mille fois vidé, un énorme stationnement, un parc à oléoducs du poulet frit au bord de l’autoroute. »

Avec un véritable courage et une ambition démesurée, qui semble parfois dévorer le texte lui-même, l’écrivaine signe ce déroutant exercice de style comme on s’acquitte, avec trop de violence et pas assez de méthode, d’un passage à tabac. Les coups partent dans tous les sens. Certains passent dans le beurre. D’autres nous foudroient directement au plexus.

Phototaxie

★★ 1/2

Olivia Tapiero, Mémoire d’encrier, Montréal, 2017, 128 pages

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