Marie Darrieussecq pose un regard inquiet sur notre époque

L’auteure à Paris, en 2013
Photo: Jacques Demarthon Agence France-Presse L’auteure à Paris, en 2013

«On est en train de léguer à la génération de nos enfants une planète extraordinairement différente de celle sur laquelle je suis née en 1969, s’alarme l’écrivaine et psychanalyste française Marie Darrieussecq. Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin de notre monde. »

Un monde déshumanisé, dominé par les écrans et les robots. Un monde où règnent la peur et l’injustice. Où le clonage humain est devenu réalité… pour les plus riches. C’est le monde mis en place par l’auteure de Truismes dans son nouveau roman, Notre vie dans les forêts.

Ce monde est à nos portes, s’inquiète Marie Darrieussecq, rencontrée chez elle à Paris. « On est dans un état d’angoisse. Rien n’est sûr. J’ai écrit mon roman avec un sentiment d’urgence. »

C’était en pleine campagne présidentielle française, le printemps dernier. « Je n’étais pas du tout sûre que Marine Le Pen ne passerait pas », précise la romancière, collaboratrice au journal satyrique Charlie Hebdo. Entre les deux tours de scrutin, elle a d’ailleurs appelé publiquement, avec une centaine d’artistes, à voter contre le Front national.

« J’avais peur, indique-t-elle. Tout pouvait arriver. Bien sûr, ça s’est décalé dans mon écriture. Mon roman ne raconte pas cette histoire-là, mais politiquement, ça partait de la même urgence. »

Au centre de Notre vie dans les forêts : une psychothérapeute en fuite nommée Marie. Avec un groupe de résistants avides de liberté, elle a réussi à tromper la vigilance des sbires de la société de surveillance robotisée et s’est enfuie dans la forêt.

Se sachant condamnée, alors que son corps rafistolé de toutes parts tombe en morceaux, Marie entreprend dans l’urgence de témoigner par écrit du monde en déliquescence dans lequel elle a vécu. C’est une bouteille jetée à la mer, une sorte de testament qu’elle laisse, pour la postérité. « Je sens le monde comme ça : un peu testamentaire », glisse Marie Darrieussecq.

La peur du terrorisme

 

Notre vie dans les forêts se situe dans un futur proche, marqué par une série d’attentats terroristes qui ont semé la peur dans la population : peur dans les transports en commun, peur dans la rue, sur les terrasses des bistrots…

« J’imagine un monde encore pire que celui d’aujourd’hui, relate l’auteure d’une vingtaine de livres. Les gens ne peuvent plus bouger beaucoup, il y a même des passages où ils sont confinés chez eux. On n’en est pas si loin : les jours des attentats, on nous demandait de rester chez nous. »

Elle ne se voit pas du tout comme une « paranoïaque complotiste ». Elle trouve que les gouvernements qui se sont succédé pendant les attentats en France au cours des dernières années ont agi comme il le fallait. Et elle accepte un certain niveau de surveillance pour la sécurité, dit-elle. « Mais c’est une thin line », laisse-t-elle tomber.

Un sentiment de peur l’habite, confie Marie Darrieussecq. Mais, en tant que mère d’un garçon et de deux filles (de 16, 13 et 8 ans), c’est pour ses enfants qu’elle dit s’inquiéter surtout. « J’ai peur au quotidien pour eux. » Peur qu’ils soient dans le mauvais bus, peur qu’ils se retrouvent face à un camion fou…

Le monde est en train de se déséquilibrer de façon culbuto. Et c’est extrêmement dangereux.

 

Peur des attaques au gaz aussi : « On est dans un monde où le dictateur coréen a réussi à miniaturiser la bombe atomique. Donc, ça veut dire qu’elle est transportable… Je suis un peu désolée d’avoir balancé mes enfants dans ce monde-là. Je ne regretterai jamais d’avoir des enfants, mais je suis désolée pour eux. »

Notre vie dans les forêts montre des super-riches qui ont tous les pouvoirs, qui jouissent de tous les privilèges, dont celui de la jeunesse quasi éternelle garantie par le clonage de masse.

 

« L’extrême enrichissement de beaucoup de gens et l’appauvrissement de beaucoup, cette énorme injustice sociale était quand même moins vécue dans le monde où moi je suis née, avance Marie Darrieussecq. Là, on ne peut même plus parler de classes sociales. »

Dans son roman, il est dit que les 1 % de super-riches possèdent 99 % de la richesse du monde. Ce qui déclenche la fureur de la population. « Le monde est en train de se déséquilibrer de façon culbuto. Et c’est extrêmement dangereux », insiste l’écrivaine.

Elle a imaginé une situation où la très petite minorité richissime a accès à des clones en permanence, sortes de doubles asservis que l’on maintient dans un état comateux et sur lesquels on peut prélever des organes de remplacement. Question de prolonger sa vie.

À la base de son nouveau roman, il y a une courte nouvelle qu’elle a écrite en 1996 à la demande de Philippe Sollers pour la revue L’infini. L’histoire d’une femme qui se rend tous les jours au chevet de son double endormi, dont on comprend que c’est un clone. « Cette nouvelle m’est revenue en tête avec force et je trouvais qu’elle parlait d’aujourd’hui », explique Marie Darrieussecq.

Quand je me sens fatiguée le soir : c’est le titre de cette nouvelle matricielle, rédigée dans la foulée de Truismes, premier roman de l’auteure, écoulé à plus d’un million d’exemplaires et traduit dans une trentaine de langues.

Dans Truismes, une jeune femme se métamorphosait en truie. Tout comme l’héroïne de Notre vie dans les forêts, elle se racontait dans l’urgence. Et elle tournait elle aussi le dos au monde en se réfugiant… dans la forêt.

Marie Darrieussecq estime que le monde cauchemardesque qu’elle décrivait avec ironie il y a 21 ans dans Truismes, où on assistait notamment au renvoi de migrants par avions nolisés, est presque pire aujourd’hui. « Ça s’est aggravé par rapport à ce que je voyais en 1996. Il y avait déjà beaucoup d’histoires de migrants qui se noyaient, mais on en parlait beaucoup moins. »

Note d’espoir

La seule chose à ses yeux qui s’est améliorée depuis une vingtaine d’années, outre les avancées technologiques qui permettent d’avoir accès au bout des doigts à des quantités phénoménales d’informations, c’est la situation des femmes. « Je trouve que le grand progrès dans l’humanité, c’est pour les femmes. C’est mieux aujourd’hui qu’en 1996, et c’était mieux en 1996 qu’en 1969, mieux en 1969 qu’en 1938, etc. »

Bien sûr, elle déplore le fait que les salaires sont toujours inégaux. Et se désole de voir que « la religion nous emmerde plus qu’avant ». Mais cette grande voyageuse se félicite de constater que les femmes meurent moins lors de l’accouchement dans le monde et que les conditions d’hygiène se sont améliorées. Elle salue aussi les femmes qui, dans les pays du Maghreb, « se battent, mine de rien, pour leurs droits et ont plus de voix qu’avant, entre autres grâce à Internet ».

L’auteure d’Il faut beaucoup aimer les hommes, prix Médicis 2013, se réjouit aussi de voir que le harcèlement dans la rue, s’il existe toujours, porte désormais un nom. « Moi, on ne me harcèle plus dans la rue, lance-t-elle dans un rire. Mais quand j’avais 20 ans, poursuit-elle, à Paris, c’était l’enfer. Et il n’y avait pas de nom pour ça. Et on ne savait pas comment se plaindre. De toute façon, la plainte elle-même n’existait pas : ce n’était pas un délit. Ça va beaucoup mieux aujourd’hui, au sens où on a donné forme à cette agression permanente, on ne la nie plus, on ne la minimise plus. »

Grand soulagement pour Marie Darrieussecq. « Mes filles ne vivent pas dans la même ville que moi à leur âge », se félicite-t-elle. Tout n’est peut-être pas si noir, finalement, dans le monde que sa génération lègue à la génération qui suit…

Notre vie dans les forêts

Marie Darrieussecq, POL, Paris, 2017, 192 pages

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