Lire la société avec Josée Boileau

L’éditorial, exercice anachronique ? Oui, affirmeront les tenants d’un monde médiatique où les idées ne s’exprimeraient qu’en une série de coups de gueule et d’effets de style visant à générer des réactions sur les réseaux sociaux et à moissonner les clics sur le Web, nouvelle obsession de bien des salles de nouvelles.
Éditorialiste et responsable de la page Idées du Devoir de 2003 à 2007, puis rédactrice en chef de 2009 à janvier 2016, Josée Boileau aura incarné cette résistance face au rouleau compresseur du prêt-à-penser, au coeur d’une époque où la nuance est souvent réduite à une ridicule coquetterie. Prendre position exige rigueur et sensibilité, note-t-elle en conclusion d’Avec le recul, recueil regroupant une cinquantaine de ses éditoriaux. Ce geste grave exige aussi une capacité à arracher à la frénésie de l’actualité des espaces de lenteur, sans laquelle une réflexion ne peut réellement prospérer.
Complaisant gaspillage de papier, que de la réédition d’articles du genre, par définition périssables ? La crainte était légitime, mais s’évapore rapidement grâce aux très substantiels textes de synthèse — le grand intérêt de ce livre — dont la journaliste ponctue son regard dans le rétroviseur. Plongée dans ses archives, et donc dans celle de notre vie collective des deux dernières décennies, elle relève les atermoiements nombreux du politique, défend ses marottes et dédouane la dureté de certaines de ses opinions. Elle rappelle surtout que la route cahoteuse du progrès impose à une société une limite de vitesse qu’il faut savoir respecter, au risque de se décourager.
L’importance de la lecture

Divisé en six grands thèmes — l’éducation, la mémoire et le territoire, les questions de politique, les gens, la laïcité, les femmes —, Avec le recul s’ouvre par un fervent plaidoyer de Josée Boileau pour la lecture et sa promotion, une des pierres d’assise de sa pensée. Comment espérer que des citoyens apprennent à lire la société s’ils ne mettent jamais le nez dans un livre ?
Capable de sarcasme et d’humour, celle qui collabore aujourd’hui au Journal de Montréal et à Châtelaine demande en 2005 dans « La sous-télévision » : « Combien de fois Normand Brathwaite devra-t-il encore se confesser avant qu’on ne sache tout de sa vie ? » Jamais condescendante envers ce précieux vecteur culturel, la téléphage rêve d’un petit écran certes divertissant, mais capable de fournir à ses spectateurs des outils de compréhension du monde.
Deux textes au ton plus personnel écrits sur les cendres de la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic, ville où sa famille creuse des racines, révèle la vétérante dans toute sa sensibilité. « Avec tous les autres deuils, c’est donc aussi celui d’une ville sans histoires, où rien ne se passe si ce n’est la vie, qu’il faudra apprendre à faire », observe la Montréalaise, très attentive à l’identité propre de chacune des régions de la province, trop souvent assimilées à un vaste ensemble indistinct à travers l’oeil médiatique métropolitain.
« Mourir n’est donc pas pour demain »,insistait Josée Boileau dans son ultime éditorial, au sujet de ce quotidien qu’elle aura tant aimé, « un des points d’ancrage du Québec ». Espérons qu’un long avenir attend aussi tous ceux qui, comme elle, préfèrent passer pour anachroniques que de baisser les bras face à l’injustice, l’obscurantisme, le marché triomphant de tout et autres ennemis d’une vie démocratique digne de ce nom.