Deux ouvrages pour (re)conjuguer le français au féminin

Deux ouvrages pour redonner à la langue française son côté féminin.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Deux ouvrages pour redonner à la langue française son côté féminin.

La langue, n’en déplaise aux Académiciens, est forgée par l’usage. Elle charrie aussi quantité d’images, de stéréotypes et d’histoire. Voulant faire (ré)apparaître, en toutes lettres, le féminin dans le français, Suzanne Zaccour et Michaël Lessard, deux grammairiens autoproclamés issus du droit, signent un doublé : une militante Grammaire non sexiste de la langue française et un agressif et collectif Dictionnaire critique du sexisme linguistique.

«On croit que ne peut pas atteindre l’égalité avec une langue sexiste, indique Suzanne Zaccour au Devoir. La raison d’être de ces livres vient du fait que le sexisme linguistique et le sexisme sont très liés. Pour nous, les deux projets sont complémentaires — et c’était un seul livre au début —, parce que le sexisme dans la langue se trouve dans la grammaire comme dans le vocabulaire. » Et ce sexisme langagier, selon Mme Zaccour, aurait un impact réel sur la vie des femmes. « Quand on parle de violences conjugales comme si c’était une forme extrême ou passionnée d’amour, par exemple, on contribue à bloquer des victimes à aller chercher de l’aide. Le sexisme linguistique fait de la place pour le sexisme pur et dur. »

En tant que juriste, « l’inclusion des femmes et des trans dans le langage a une résonance dans le concret, renchérit le coauteur Michaël Lessard, car le droit, c’est les normes exprimées en une certaine langue, trop souvent masculinisée ». Il rappelle le bon vieux débat des années 1920, où l’on se demandait si le texte de la Constitution canadienne disant que « toute personne peut siéger au Sénat » incluait, en « personne », les femmes. La Cour privée d’Angleterre a, en 1929, infirmé la décision de la Cour suprême concluant que non.

Les deux ouvrages sont donc nés aussi de leur pratique de féminisation en droit, explique M. Lessard. « On se faisait dire que féminiser, c’est compliqué, que ça alourdit le texte. Alors on a voulu rendre hommage à toutes les personnes qui féminisent et aux stratégies de féminisation », tout en fournissant un coffre à outils pour les appliquer.

Du terrain jusqu’aux grammaires

D’un côté, donc, un faux dictionnaire, vrai manifeste contre les irruptions pernicieuses de sexisme qui entachent, tels des cheveux sur la langue, nos discours. Trente-trois auteures y déplient en un court texte de quelques pages, forcément présentés en ordre alphabétique, Abus, Délicate, Hystérique, Mère, Pro-vie, Vache et autres « termes à surveiller », comme le dit l’ouvrage. Elles viennent des sciences sociales ou du blogue, du journalisme ou de l’édition, et composent, pour les comptables de la représentation et de la diversité, une somme politiquement irréprochable. La collègue Sarah R. Champagne aborde Blonde, la linguiste Louise-Laurence Larivière se demande si, dans les entrées dicos, le féminin est condamné à être un Suffixe, et la chercheuse Julie Podmore s’attaque à Gouine. Le tout balance, jusqu’à faire de cette « pluralité de voix féministes québécoises » un croche-pied à la fluidité de la lecture, entre l’étude universitaire, le style libre ou le style Web.

De l’autre côté, la grammaire, qui repasse d’abord l’histoire des victoires du masculin en français, sans vraiment trouver, à force de coller aux travaux irréprochables d’Éliane Viennot, sa propre singularité. Elle recense ensuite, avec exercices pratiques à la clé, les manières de féminiser un texte. Pour les simples noms, on y proposera le recours aux formes historiques (autrice étant un des nerfs de cette guerre de nerfs), les doublets (le mémorable « Françaises, Français ! »), les diverses graphies tronquées (étudiant.e, étudiantE, étudiant(e)), la rédaction épicène (la population étudiante au lieu des étudiants), l’alternance des genres ou l’utilisation du genre de la majorité (les enseignantes, les docteures). Et on pousse, pour les adjectifs ou les pronoms, entre autres, jusqu’aux néologismes, proposés en manne : heureuxe, douxe, belleau ; et au lieu du il/elle, pourquoi pas el, iel, ielle, ille, ya. Ou yel. Les avantages et désavantages de chaque pratique sont ensuite décortiqués.

« Ce n’est pas prescriptif. On n’est pas en train de dire aux gens comment écrire, précise Mme Zaccour. C’est un travail d’observation, appuyé sur des travaux de linguiste. La féminisation ne se fait pas historiquement du haut vers le bas, mais se développe plutôt organiquement à partir de communautés queers et féministes. »

À propos d’autrice

Suzanne Zaccour et Michaël Lessard utilisent, en entrevue comme dans leurs ouvrages, le terme autrice, plutôt qu’auteure, terme qui a récemment, depuis la France, fait chauffer les réseaux sociaux féministes. « Autrice est une forme de féminisation ostentatoire, admet Mme Zaccour, une revendication de la différence à l’oral. » Le terme fait partie de ceux, comme philosophesse, papesse ou peintresse, qui ont été retirés de l’usage par les têtes pensant la langue au XVIIe siècle. Des termes qui, essentiellement, désignaient « des fonctions savantes, prestigieuses, remémore M. Lessard, alors qu’à l’inverse, on a gardé serveuse ou spectatrice. »

Et l’invisibilité, à l’oral, du féminin dans auteure fatigue les deux féministes. Une invisibilité qui, inconsciemment, renforcerait « l’idée que ce sont toujours des hommes qui écrivent », enchaîne Mme Zaccour. Elle avance aussi l’idée d’un « plafond de verre linguistique ». « Prenez le Directeur des poursuites criminelles et pénales [DPCP]. Depuis quelque temps, c’est une femme qui occupe cette fonction, pour la première fois, mais à peu près personne ne le sait, parce que l’on continue partout à dire“le” DPCP. On a percé le plafond de verre, et ce n’est pas su. »

À chacun sa langue, donc, selon ses revendications ? En quelque sorte. « Chacun chacune, on va choisir de féminiser différemment selon les textes qu’on produit, indique M. Lessard, selon le contexte, formel ou non. En ce sens, ce n’est pas une grammaire traditionnelle, notre grammaire. »

« Nous, on n’a pas le pouvoir de corriger le dictionnaire ni les pages de l’Office québécois de la langue française, mais on a le pouvoir de dire“je suis chercheuse”, “je suis autrice”. Et si “je” deviens respectée, ça va finir par détruire la connotation négative », conclut Mme Zaccour.

Faire (ré)apparaître le féminin

Parmi les propositions sises dans la Grammaire non sexiste de la langue française, cette reprise d’un extrait des Fous de Bassan d’Anne Hébert, en présente de nombreuses.

Le texte original. Tous dehors en pleine nuit, arrachés au sommeil, interrogés, questionnés, mis debout, habillés, chaussées, lâchés dans la campagne. Les mains en porte-voix appeler Nora et Olivia. Les chercher partout sur la grande route, le long des fossés, dans les buissons, sur la grève, dans la cabane à bateaux, dans les sentiers, les chemins de traverse. Les feux de nos lampes de poche brillent de-ci de-là. Les rares automobilistes qui passent dans leurs voitures étrangères sont interpellés, pressés de questions. Quelques-uns de cap Sauvagine et de cap Sec se joignent à nous dans nos recherches.

Le texte révisé. Toustes dehors en pleine nuit, arrachéEs au sommeil, interrogé-e-s, questionné(e)s, mis et mises debout, habillées, chaussé\e\s, lâché.e.s dans la campagne. Les mains en porte-voix appeler Nora et Olivia. Les chercher partout sur la grande route, le long des fossés, dans les buissons, sur la grève, dans la cabane à bateaux, dans les sentiers, les chemins de traverse. Les feux de nos lampes de poche brillent de-ci de-là. Les rares automobilistes qui passent dans leurs voitures étrangères sont interpellé·e·s, pressé/e/s de questions. Quelques-unes et quelques-uns de cap Sauvagine et de cap Sec se joignent à nous dans nos recherches.

Dictionnaire critique du sexisme linguistique // Grammaire non sexiste de la langue française

Collectif sous la direction de Suzanne Zaccour et Michaël Lessard, Somme toute, Montréal, 2017, 264 pages // Le masculin ne l’emporte plus !, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour, M éditeur/Éditions Syllepse, Montréal/Paris, 2017, 192 pages



À voir en vidéo