Quand Erika Soucy parle des femmes de chez elle

«Avant d’aller plus loin, je tiens à te parler des femmes de chez nous. De celles qui aiment jaser de “linge pis de leurs patentes”. Je les connais bien, elles sont mes tantes, mes cousines, ma mère… » écrivait Erika Soucy en janvier dernier dans une lettre adressée à Rambo Gauthier. Le syndicaliste avait, le soir d’avant sur le plateau de Tout le monde en parle, péremptoirement claquemuré les femmes dans leur garde-robe, à l’aide de quelques-unes de ces déclarations incendiaires sur lesquelles repose son personnage.
La missive, relayée des milliers de fois sur les réseaux sociaux, aurait pu servir de communiqué de presse, ou de texte de quatrième de couverture, à Priscilla en hologramme tant tout le projet du nouveau recueil de poésie de l’auteure de L’épiphanie dans le front et de Cochonner le plancher quand la terre est rouge s’enracine dans une volonté de parler des femmes de chez elle. Celle qui a longtemps tenté de conjurer le silence opprimant et l’obsédante absence des hommes de son coin de pays raconte maintenant, sur le mode de l’autofiction, la laborieuse émancipation de sa mère, devenue à la suite de son divorce serveuse dans un truck stop, top de bikini et short trop court compris.
« J’aime trouver la fibre poétique là où, de prime abord, on ne la verrait pas », rappelle-t-elle en employant une formule pour le moins euphémisante. Entre les oeillades torves des habitués, les amants pas corrects-corrects et le souvenir trouble de sa passion pour un Elvis de pacotille, une femme libérée, mais pas tant que ça, sert des burgers sous le regard voilé de jalousie, et d’admiration, de sa fille.
« Je me suis beaucoup identifiée à la Bérénice de L’avalée des avalés, parce que ma mère était magnifique. C’était un pétard de femme, et moi, j’étais la petite grosse qui mangeait sa pout' sur sa banquette », explique l’auteure presque trentenaire, elle-même maman aujourd’hui.
Après avoir accompagné son père jusque dans les chantiers du Nord afin de témoigner du quotidien des travailleurs fly-in/fly-out dans son roman Les murailles, Erika Soucy montre donc aujourd’hui l’envers de ce décor en soupesant la part de rêves avortés sur laquelle les femmes comme sa mère ont tant bien que mal érigé leur fragile royaume.
« Ma mère est tombée amoureuse de mon père quand il avait 15 ans et qu’il participait à des concours d’imitation d’Elvis. Il faisait des tournées de spectacles avec les Tannants », raconte-t-elle, en évoquant le mythe du King, qui constelle ce troisième recueil. « Même après la fin de leur relation compliquée, même après les chicanes, et même si elle le détestait, ma mère a longtemps répété que mon père avait été sa plus grande histoire d’amour. Ma mère était une de ces femmes qui abandonnaient tout pour vivre une passion amoureuse, par soif de liberté. Elle m’a déjà dit qu’elle aurait aimé passer sa vie à faire des croisières, à coiffer et à maquiller des gens, mais dans son village du fond de la Côte-Nord, ce n’était pas vraiment une possibilité. »
Sa Priscilla en hologramme, confie l’éternelle Nord-Côtoise malgré sa vie désormais vécue à Québec, ne brillerait pas avec autant de fougue, si ce n’était son épiphanie féministe des dernières années. « Il n’y a pas si longtemps, j’étais la fille qui disait : “À quoi ça sert, le féminisme ?” Je n’étais pas consciente du sexisme ordinaire et systémique, des sacrifices que des femmes comme ma mère ont faits pour des hommes. C’est un peu mon sexisme ordinaire à moi que je mets en lumière dans le livre. Je la célèbre, ma mère, oui, mais elle demeure toujours dans l’ombre de ses histoires d’amour. Même moi, je ne suis pas capable de l’affranchir de ça. Sur la couverture, c’est un jacket d’Elvis qu’on voit, pas Priscilla. »
De la beauté des Ski-Doo
Animée par un désir avoué de ponctuer son oeuvre d’autoréférences, Erika Soucy continue d’étoffer avec Priscilla en hologramme son portrait d’un Québec rencontrant rarement un miroir de lui-même en fiction. Appelez-le « Québec des régions », « vrai monde » ou « majorité silencieuse », à votre guise, peu importe, c’est à ce Québec qu’elle voulait rendre justice en invitant Rambo Gauthier à ne pas exacerber les instincts les plus laids de son éventuel électorat.
« Leur colère vient d’un manque de capacité à dire, mais elle ne fait pas de ces gens-là des cons, des trous de cul, des innocents pour autant », insiste la poète, aussi inquiète de la xénophobie et de l’anti-intellectualisme, qui semblent plus que jamais faire florès, que de la tentation de la condescendance guettant les pouvoirs médiatiques et culturels. « On ne peut pas demander à des gens qui n’ont jamais accueilli l’autre d’être ouverts, quand on ne leur a jamais appris à l’être. Mais ce gars-là, qui est raciste ou qui fait des raccourcis intellectuels, c’est mon père, ce sont mes oncles, ce sont mes cousins. Je sais qu’ils ont un bon fond, qu’ils peuvent avoir un grand coeur, qu’ils ont de grandes qualités. »
Pour cesser de se sentir menacé, il faut d’abord avoir l’assurance que l’on existe réellement, conclut-elle, sur un ton où s’affrontent l’indignation et l’espoir. « J’ai passé cette année une semaine en Haute-Côte-Nord pour le Festi-Livre des Grandes-Bergeronnes. J’ai donné une conférence à l’école secondaire de Forestville et je lisais des passages des Murailles, qui parlent de Ski-Doo et de Budweiser. Les jeunes ne croyaient pas que ça se pouvait, que ces mots-là se retrouvent dans un livre. J’étais heureuse de pouvoir leur dire que, oui, ça mérite de se retrouver là. Oui, il y a une beauté là-dedans, oui, ça a une valeur, et je pense qu’à partir du moment où ils n’auront plus honte de ce qu’ils sont, ils vont arrêter de se sentir menacés, puis on va tous pouvoir dialoguer. On va tous pouvoir créer des liens. »