Les univers dystopiques de Margaret Atwood

Impossible de ne pas voir la cape rouge et la cornette blanche de La servante écarlate, roman de Margaret Atwood publié en 1985 et ramené au bon souvenir du présent par sa récente et remarquable mise en série télévisée (Handmaid’s Tale), planer sur C’est le coeur qui lâche en dernier (Robert Laffont) — The Heart Goes Last dans son titre original —, nouvelle création de la romancière canadienne.
Difficile aussi de ne pas songer aux expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, le genre de soumission qui sournoisement dégrade les environnements sociaux, avec la complicité silencieuse de citoyens ouvrant la voie au totalitarisme, cultivant leur victimisation dans des cadres sociaux moralisant, avec leur silence et leur indolence face à la douce répression qu’on leur inflige.
Même inclinaison critique du regard, autre lieu. C’est au coeur du projet Concilience/Positron, ville modèle dans une Amérique frappée par la crise économique, que Margaret Atwood laisse ici ses deux cobayes, Stan et Charmaine, se perdre pour mieux raconter leurs égarements et observer la façon qu’ils ont de se débattre dans l’enfer qu’ils se sont imposé. Une maison, un travail, un environnement sécuritaire, de la nourriture, de la stabilité, voilà ce qui attire l’infirmière et l’ingénieur, dépossédés de leur vie, de leurs biens, de leur dignité par l’affaissement général d’une économie devenu une maladie auto-immune. Vagabonds dans leur voiture, vivant à la petite semaine avec de la petite monnaie, ils vont prendre part, sans grande résistance, à une expérience urbaine et politique censée sortir le pays de son marasme et redonner de la fierté à ses habitants. Make America great again, comme dirait l’autre.

Dans cette ville, utopique dans les circonstances, la vie se joue sous cloche, et en alternance. Les citoyens, dont tous les besoins sont comblés par le système, y vivent en liberté un mois sur deux. L’autre mois se passe en prison, dans une incarcération plutôt agréable, nécessaire pour entretenir un équilibre social que rien ne semble pouvoir ébranler.
Le projet a son slogan : « Condamnés + Résilience = Concilience. Un séjour en prison aujourd’hui, c’est notre avenir garanti. » Les jours de permutation rendent Charmaine heureuse. « Quand il ne pleut pas, les rues fourmillent de gens qui se sourient, se saluent, certains à pied, d’autres sur leur scooter avec leur code de couleurs [distinguant les citoyens libres de ceux qui vont en prison] […] Tout le monde paraît très heureux : quand on a deux vies, il y a toujours la perspective d’autre chose. C’est comme être en vacances tous les mois. » Mais l’idéal a ses parts d’ombre, celles qui se cachent parfois derrière les bons sentiments pour mieux construire ces mondes dystopiques que sait si bien arpenter Margaret Atwood.
La mécanique narrative est redoutable. Elle tient aussi, une fois de plus, du travail d’orfèvre, cet art de la minutie et de la précision qui donne un mouvement tout en élégance et en aisance à ce drame humain — puisque c’est bien de cela qu’il est question ici — et dont l’ensemble est révélé par la finesse des pièces qui le composent. L’aveuglement mû par le désespoir y côtoie l’asservissement sournois, l’abandon dans le matérialisme et le confort facile, la violence complice — qui justifie le titre du bouquin — auxquels viennent s’accrocher une histoire d’adultère, des robots sexuels, du poulet, des choux de Bruxelles et des sosies d’Elvis Presley et de Marilyn Monroe.
Oui, Margaret Atwood a cet âge cruel qui donne à ses dédicaces des allures d’hommages à des proches qui ont quitté le monde des vivants, mais elle ne laisse certainement pas le spleen et la nostalgie imbiber son récit lucide et terriblement ancré dans son présent. La surveillance passive des masses, la collectivisation des moyens de production, le culte du partage et de l’hypersécurité — des enjeux criants d’actualité — font résonner, dans cette fiction dérangeante, cette critique audible par encore trop peu de gens sur le conformisme imposé par la technologie et sur la protection des âmes perdues par le « solutionnisme », qui sournoisement donnent ce carburant insoupçonné aux nouveaux régimes totalitaires et à des sociétés dont les objectifs louables finissent par devenir néfastes et toxiques pour ceux et celles qui y répondent un peu trop positivement.
C’est le coeur qui lâche en dernier est donc, dans le ici-maintenant, un acte littéraire fort, nécessaire, remarqué quand il est sorti en 2015 dans les univers anglophones et qui, malgré quelques grincements linguistiques d’une traduction en français forgée d’un peu trop loin, ne perd rien de sa sagesse et de son acuité, deux ans plus tard, quant aux nombreuses dérives du moment. Ce qui en fait une fiction paradoxale : lumineuse par ce qu’elle nous raconte mais finalement bien sombre par ce qu’elle raconte de nous.