Écrivains voyageurs (3/6): Nicolas Bouvier, entre la déroute et l’exorcisme

Ils ont rêvé le monde, avant de l’arpenter pour le mettre en mots. Les écrivains voyageurs conduisent les lecteurs au-delà des frontières et des apparences. Durant tout l’été, Le Devoir vous invite à prendre le large en compagnie de ces aventuriers du verbe. Troisième escale : Nicolas Bouvier.
Tout récit de voyage, croyait Robert Louis Stevenson, est en réalité une autobiographie déguisée. Sous les paysages, les kilomètres et les rencontres, c’est avant tout un homme qui se raconte. Et chez Nicolas Bouvier (1929-1998), plus que chez quiconque peut-être, le voyage et sa lente distillation pourraient se confondre avec les données brutes de l’état civil : nom, prénom, profession.
« Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son tour pour la retrouver presque pareille. » Son oeuvre semble avoir été écrite au scalpel, née en dépit des multiples passages à vide de son auteur. Ou justement peut-être à cause d’eux.
Issu d’une famille très bourgeoise de Genève (un grand-père recteur, un autre compositeur et baron), Nicolas Bouvier refuse pourtant assez vite tout ce confort — matériel et moral — et rêve plutôt de prendre la route. À dix-sept ans, aussitôt son bac en poche, aspiré par l’horizon infini qui s’étend à l’est de la muraille des Alpes, Bouvier n’a qu’une idée en tête : faire le tour du monde.
Dès que possible, donc, après de courts séjours en Scandinavie et dans le Sahara algérien, de vagues études d’histoire médiévale et de sanskrit à la Faculté des lettres de l’Université de Genève, ce sera le premier voyage légendaire jusqu’au Japon, de 1953 à 1956. Un voyage qui lui fournira la matière des trois livres qui font encore aujourd’hui sa réputation : L’usage du monde (1963), Chronique japonaise (1975) et Le poisson-scorpion (1981), qui nous intéresse aujourd’hui.
Cette aventure humaine, littéraire et géographique, qui prend avec le temps une patine quasi mythique, il l’a réalisée en compagnie de son ami peintre Thierry Vernet à travers l’Asie centrale, à bord d’une minuscule Fiat Topolino (le troisième protagoniste de ce voyage).
Objectif de ce duo de jeunes voyageurs suisses : écrire et peindre en toute liberté, recueillir des chansons, des proverbes, des secrets de sagesse. Rencontrer des gens. Peut-être aussi gagner un peu d’argent — mais cela est moins certain. Au bout d’un an et demi, le duo se sépare à Quetta, au Pakistan, tandis que Bouvier file seul au volant jusqu’à Colombo, puis Galle, au Sri Lanka, véritable trou noir du voyage, leçon d’humilité, et début de la dépression qui le frappera par la suite de manière cyclique tout au long de sa vie.
Si c’est L’usage du monde, le récit de son périple mythique entre Genève et l’Afghanistan, qui l’a fait connaître comme écrivain voyageur, pour plusieurs, Le poisson-scorpion est son incontestable chef-d’oeuvre.
Paru d’abord à Vevey, en Suisse, aux éditions Bertil Galland en 1981, repris l’année suivante dans la fameuse collection « Blanche » chez Gallimard, ce petit livre fiévreux est celui qui consacre Bouvier comme écrivain, un point c’est tout. L’écriture y est dense et somptueuse, incisive et imagée. Bouvier, qui sera plus tard et pendant longtemps iconographe, est un paysagiste sans pareil et un véritable maître de l’instantané.
Le livre a tout de l’exorcisme, conçu pour se débarrasser de cet « enchantement négatif » qu’ont été pour lui ces neuf mois de 1955 passés au Sri Lanka — « l’île-du-sourire-et-de-la-pierre-de-lune », baignée de magie et d’une culture étriquée de sortilèges. Échoué là-bas, comme en déroute, le Suisse entreprendra quelques décennies plus tard, avec un soupçon d’humour en plus, l’écriture du Poisson-scorpion, qui consistera à convoquer ses fantômes avant de faire rentrer le démon dans la bouteille.
« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, y écrit-il, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. » Et lessivé, il le sera, n’en doutez pas.
C’est dans ce trou, dira-t-il, qui ne ressemble à rien de ce qu’il a connu, à l’autre bout du monde, qu’il apprendra que la femme dont il était amoureux avant d’entreprendre son long voyage a décidé de se marier — avec un autre, bien entendu. « Désolée, ciao et bon voyage. » Un coup de massue qui s’ajoute à la maladie, à la chaleur écrasante, à la proximité envahissante avec tout ce qui vole, court ou rampe — blattes, scolopendres, fourmis et lézards qui traversent sa chambre comme si de rien n’était — et qui va finir de miner son moral.
« Ce qu’on apporte dans une île est sujet à métamorphoses. Une île est comme un doigt posé sur une bouche invisible et l’on sait depuis Ulysse que le temps n’y passe pas comme ailleurs. »
Il faudra pourtant attendre la fin des années 1980 pour que la réputation de Bouvier, l’écrivain, dépasse un petit cercle d’initiés. Trop peu trop tard. Sa renommée tardive n’y fera rien : l’amertume et le doute, avec les rides, auront depuis longtemps creusé leurs sillons.
Les premières fois de Nicolas Bouvier
Premiers pas (naissance et éducation) Né en 1929 à Grand-Lancy, en Suisse, fils d’un bibliothécaire et de la fille d’un compositeur, Bouvier passera son enfance le nez dans les livres et les atlas.Premier livre L’usage du monde, qu’il publie à compte d’auteur en 1963.
Premier voyage Depuis la Suisse, il fera un premier voyage en solitaire à 17 ans en Bourgogne.
Territoires explorésLa Finlande, le Sahara algérien, l’Asie centrale, le Japon et les îles d’Aran, en Irlande.