Laetitia Colombani à la racine du courage

Prenez trois femmes, sur trois continents différents, aujourd’hui. Une Indienne, une Sicilienne, une Montréalaise. Faites s’entrecroiser tout naturellement leurs parcours, par l’entremise d’un fil d’abord invisible, qui s’avère pour le moins singulier. Vous obtenez La tresse, un premier roman qui s’est installé dans le peloton de tête des ventes en France dès sa sortie le mois dernier et dont les droits ont déjà été acquis dans 24 pays.
Que veut dire être une femme dans le monde aujourd’hui ? C’est la vaste question que soulève la Française Laetitia Colombani dans son livre. « J’avais envie de parler des combats et des espoirs que peuvent connaître les femmes dans différents types de société de nos jours », indique-t-elle au Devoir.
Cette actrice, scénariste et réalisatrice née à Bordeaux en 1976 confie avoir toujours eu une conscience féministe, ou en tout cas « un intérêt particulier pour la condition des femmes » :sa mère, active dans le milieu du travail tout en ayant des enfants à charge, était une « féministe dans l’âme », dit cette maman d’une fillette de six ans.
Sa sensibilité à la condition des femmes s’est accentuée à la naissance de sa fille, précise-t-elle. « Un jour, ma fille deviendra une femme, et je ne peux m’empêcher de m’interroger sur le monde dans lequel elle vivra et sur la place qu’elle y occupera, que la société lui assignera. »
Trois destins de femmes
La tresse nous fait d’abord découvrir, dans un petit village de l’Inde, Smita. Une intouchable condamnée de mère en fille à vider les latrines des castes supérieures. Autant dire qu’elle « ramasse la merde des autres à mains nues ». Mère d’une petite Lalilta de six ans, elle refuse de voir sa fille subir le même sort qu’elle.
Après maints efforts, elle l’inscrit à l’école… où l’enfant, dès le premier jour, sera traitée comme une moins que rien. Comment, dès lors, garantir à sa fille un avenir meilleur que le sien ? S’ensuit, à l’insu du mari, une fuite dans la nuit où mère et fille risquent leur vie.
C’est un documentaire visionné il y a une dizaine d’années qui a d’abord alerté Laetitia Colombani sur la condition des femmes en Inde, pays qu’elle a par la suite visité. « En rentrant, j’ai eu envie de faire des recherches plus approfondies, et ce que j’ai découvert m’a surprise et terrifiée », explique l’auteure rencontrée dans son appartement familial du chic 8e arrondissement parisien, où elle jouit d’une ancienne chambre de bonne à l’étage pour écrire.
Épidémie de viols, mariages arrangés de fillettes, meurtres déguisés de jeunes mariées dont les familles sont incapables d’assumer la dot promise, répudiations de veuves jetées à la rue sans le moindre recours, assassinats de bébés filles, mépris généralisé et violence quotidienne envers le sexe féminin… « J’étais révoltée en prenant la mesure de cette situation, mais je me sentais impuissante », poursuit-elle.
L’accès à l’autonomie
Après Smita, on fait la connaissance de Giulia, 20 ans, aux prises avec la faillite de la petite boutique paternelle à Palerme : on y fabrique des perruques avec des cheveux naturels, selon un mode ancestral. Amoureuse en secret d’un Indien sikh exilé que sa famille ne saurait accepter, la jeune femme se voit contrainte d’épouser un riche coiffeur du quartier pour sauver l’entreprise.
Giulia n’est pas exposée aux mêmes types de violence que Smita, convient la romancière. Mais, fait-elle remarquer : « Elle est née dans une société qui reste très patriarcale, traditionnelle, refermée sur elle-même. Elle est cantonnée au rôle de la fille qui est dans l’ombre du père et obéit. Elle va se retrouver propulsée sur le devant de la scène, obligée d’agir. Pour moi, c’est un peu le portrait d’une jeune fille qui devient une femme, qui prend une autonomie de femme. »
Reste la Montréalaise, Sarah, début quarantaine. Femme accomplie, enviée, elle occupe un poste élevé dans un prestigieux cabinet d’avocats. Mère de trois enfants qu’elle élève seule, elle court du matin au soir, la culpabilité au ventre. Portrait type de la wonder woman, quoi !
« Je suis entourée de femmes comme Sarah, glisse Laetitia Colombani. Toutes ces mères de famille qui travaillent et qui sont constamment écartelées, sujettes à cette culpabilité qu’elles traînent partout, comme une tortue sa carapace. Avec ni plus ni moins qu’un ordinateur dans la tête dès le réveil : comment arriver à passer à travers la liste des obligations, des besoins de chacun ? »
« Certaines tiennent le coup, d’autres explosent en vol, fait-elle remarquer. J’en ai vu faire des dépressions, des burn-out, tomber malades… et d’un seul coup la société dit : on ne comprend pas, cette femme a tout pour être heureuse ! »
Combattre pour vivre
Sarah la Montréalaise va combattre un cancer du sein, en secret, tout en bataillant pour conserver sa place enviée au sein d’un milieu professionnel où rôdent des arrivistes sans scrupule.
Cette Sarah aurait pu s’appeler Olivia, une proche amie à qui Laetitia Colombani a dédié son livre. Il y a deux ans, cette amie a découvert qu’elle était atteinte d’un cancer du sein. L’auteure l’a accompagnée dans la maladie. Et l’idée d’écrire un roman pour rendre hommage au courage des femmes, où qu’elles soient dans le monde, quelle que soit leur réalité quotidienne, a trouvé son chemin.
C’est bien le courage qui unit les trois héroïnes de La tresse, dans leur combat on ne peut plus différent pour leur liberté, contre les traditions, les discriminations, les menaces de mort parfois. Ce qui les réunit aussi : une tresse de cheveux, qui voyagera de l’Inde jusqu’au Canada en passant par la Sicile.
Laetitia Colombani a signé deux longs métrages : À la folie… pas du tout, avec Audrey Tautou, en 2002, puis, cinq ans plus tard, une comédie intitulée Mes stars et moi, où Catherine Deneuve et Emanuelle Béart jouent les rôles de vedettes traquées par un fan fini. La cinéaste et nouvelle romancière ambitionne maintenant de tourner un film inspiré de son roman. Dans la foulée du succès international remporté par La tresse, les producteurs se bousculent, semble-t-il.
Mais Laetitia Colombani, qui a déjà dû réécrire un script 24 fois pour correspondre aux exigences de l’industrie cinématographique, se méfie. Elle envisage aussi d’écrire, en toute liberté, une suite à son premier roman, question de voir ce que deviennent ses héroïnes une fois franchi le seuil d’une nouvelle vie annoncée. À moins qu’elle se lance dans l’écriture d’un nouveau roman tout à fait différent…
Pour l’instant, à vrai dire, elle savoure son succès de nouvelle romancière en France, et surtout sur le plan international. « C’est une aventure assez étonnante, parce que, ce que je raconte dans mon livre, justement, ce voyage à travers les continents, ça correspond au parcours que va connaître mon livre dans des pays aussi divers que la Corée, l’Islande, Israël, le Brésil ou l’Ukraine. Je suis très émue de savoir que, dans une multitude de pays, de sociétés très différentes, des gens vont pouvoir livre mon livre. »
Combien de femmes se reconnaîtront dans La tresse à travers le monde, malgré leurs différences ? serait-on tenté d’ajouter… En souhaitant que les hommes osent s’y plonger aussi.