Bureau Beige propose un manuel de survie aux fadaises de cubicule

Tout en satire, mais aussi en paradoxe, Bureau Beige ne veut pas associer son nom à la virulence de sa critique du monde du travail, mais elle ne rechigne pas à y mettre un visage.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Tout en satire, mais aussi en paradoxe, Bureau Beige ne veut pas associer son nom à la virulence de sa critique du monde du travail, mais elle ne rechigne pas à y mettre un visage.

Au bout du fil, une jeune femme raconte une conférence motivationnelle à laquelle le merveilleux monde de l’emploi l’a un jour contrainte à assister, au péril de sa santé mentale, et de sa capacité à ne pas pouffer devant une spectaculaire démonstration du ridicule. Cette jeune femme, c’est Bureau Beige, fière survivante de plusieurs années au sein de la fonction publique québécoise, qui préfère ne pas associer son véritable nom à la férocité de la critique que couve son premier livre, Pensées pour jours ouvrables (Moult éditions). Il faudrait idéalement que vous ne puissiez pas recouper son profil LinkedIn et sa vie secrète de satiriste du discours managérial.

« Mon amie et moi, on pleurait de rire », se rappelle-t-elle en évoquant la conférence d’un hybride entre Jean-Marc Chaput, Forrest Gump et Jésus-Christ. « Le monsieur était venu nous dire qu’en ressources humaines, notre job fondamentale, c’était d’aimer les gens inconditionnellement. À la fin, il nous donnait une plume — qu’il fallait bien sûr aller récupérer au kiosque où il vendait ses livres — une plume pour nous rappeler la légèreté de la vie. » Ouf.

Bien que la chaîne Renaud-Bray ait classé le mordant compendium tiré du blogue de Bureau Beige dans sa section Gestion et économie, Pensées pour jours ouvrables n’a rien d’un authentique guide pour faire fortune en affaires. Le recueil se plaît plutôt à torpiller sous les bombes d’un violent sarcasme la novlangue des tenants d’une psycho pop pour qui la responsabilité de son bonheur au boulot ne repose que sur les épaules de ceux dont on exige toujours plus. Parodie d’entretien d’embauche, détournements de maximes vaseuses et tentatives de définition de mots usés à la corde par les chantres de l’entrepreneuriat s’y succèdent, parce que rire se révèle ici le seul moyen de ne pas se défenestrer.

L’ubiquitaire verbe « innover » en recueille d’ailleurs quatre, définitions : 1. Faire pareil tout en ayant l’air de faire différent. 2. Trouver de nouvelles façons de faire comme avant. 3. Retourner en arrière en pensant que ça va mieux marcher cette fois-ci. 4. Tourner en rond de manière plus efficace.

« Quand on dit par exemple qu’il faut “envoyer de l’amour à ton collègue”, ce qu’on fait, c’est qu’on nous individualise dans notre souffrance », observe l’auteure anonyme. « On devrait plutôt dire “Arrête de juger ton collègue”, “Arrête de donner des échéanciers irréalistes à tes employés”. C’est tout le temps à toi que revient la responsabilité de trouver des solutions pour mieux réagir à l’agresseur extérieur, alors qu’on devrait plutôt se demander : “Comment peut-on arrêter de se faire chier les uns les autres ?” »

Le désenchantement d’une naïve

Si les virulentes saillies de Bureau Beige raillent avec autant de précision les fadaises de cubicule, c’est sans doute parce que celle qui se décrit comme une grande naïve a déjà sincèrement cru aux valeurs d’un management qui voudrait « prendre des risques, penser autrement, être authentique », etc. Le désenchantement l’attendait évidemment sur le chemin menant à la machine à café. Comme elle l’écrit : « L’expérience, c’est s’habituer à être déçu. »

« Cette volonté de toujours innover, de toujours révolutionner, d’être toujours meilleur, de viser l’excellence, de faire comme Google et Toyota, ça donne des idées de grandeur épouvantables aux gestionnaires… et aux employés, regrette-t-elle. On répète : “Il faut que tu élargisses tes horizons, que tu relèves sans cesse de nouveaux défis.” À un moment, j’ai décidé de rétrécir mes horizons en me disant : “Tu ne révolutionneras pas la planète entière, ce que tu vas faire, essaie de le faire bien, selon tes valeurs, et si tu réussis ça, ça va être en masse.” »

« La vérité, c’est que tout, absolument tout, du travail salarié est détestable », plaide dans une postface sans appel le pamphlétaire Simon-Pierre Beaudet (auteur de Fuck le monde).

« Je ne dirais pas que tout est détestable, parce qu’il y a des amitiés qui naissent au travail et parce qu’on finit par trouver notre place, nuance Bureau Beige. Mais il y a beaucoup de choses détestables, oui : le culte de l’urgence, se faire crier après pour des virgules, se faire dire qu’on n’est pas professionnel parce qu’on n’a pas répondu à un courriel un dimanche matin. On s’entend que, dans un bureau, on ne traite pas des gens sur des civières. Le contraste entre la relative inutilité de la job et les tensions qui naissent de chicanes de bonnes femmes et de bonshommes, c’est ça qui clashe, et c’est ça qui est détestable. »

Péteuse de balloune professionnelle

 

Petit cours d’autodéfense intellectuelle contre le dévoiement des mots au service d’une droite cherchant à camoufler le vide de sa pensée, ou à couvrir d’un vernis philosophique ses lapalissades, Pensées pour jours ouvrables s’active donc surtout à retourner comme un gant la langue stérile des consultants et autres « dragons » de ce monde. Qu’est-ce qu’une « démarche itérative incrémentale » ? C’est un terme créé « pour dire qu’on sait pas trop où est-ce qu’on s’en va avec ça », écrit Bureau Beige.

« Moi aussi, ça m’arrive de les prononcer, ces mots-là : innovation, expérience client, arrimage, avoue-t-elle. Sauf qu’après dix ans de carrière, je commence à avoir assisté à assez de séances de planification stratégique et de réorientation de fonction pour me rendre compte qu’on utilise depuis tout ce temps le même vocabulaire pour tenter de changer des choses, et que rien ne change. »

La définition de tâche actuelle de celle qui se cache dans les tiroirs de Bureau Beige ? Dégonfler les idées de grandeur irréalistes de ses collègues, se réjouit-elle. « Ce que j’aime de ma job présentement, c’est que, lorsqu’un directeur me dit : “Faut garder le cap”, je suis payée pour lui répondre : “Oui, mais concrètement, qu’est-ce que ça signifie ?” Je suis payée pour péter la balloune du monde et dire à mes collègues : “Ça marchera jamais votre affaire.” » Voilà ce que le langage à la mode appelle « être sur son X ».

Pensées pour jours ouvrables

Bureau Beige, Moult éditions, Québec, 2017, 138 pages

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