L’industrie du savoir

L’école doit renouer avec sa fonction première, dit Joëlle Tremblay.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir L’école doit renouer avec sa fonction première, dit Joëlle Tremblay.

Curieuse ironie. Le jour même où nous avons rendez-vous avec l’auteure d’un essai sur « l’industrialisation du système d’éducation au Québec », l’homme d’affaires Mitch Garber suggère au gouvernement de donner 1000 $ à chaque diplômé du secondaire.

L’initiative de Mitch Garber, qui s’est fait connaître à l’émission Dans l’oeil du dragon, part d’une bonne intention : il veut faire diminuer le taux de décrochage chez les jeunes. L’homme d’affaires multimillionnaire donne l’exemple. Il vient d’accorder une bourse de 50 000 $ sur dix ans à l’école Mont-de-LaSalle de Laval, où a étudié sa femme.

L’auteure Joëlle Tremblay ne doute pas de la sincérité de Mitch Garber. Elle estime toutefois que des initiatives comme celle-là — donner de l’argent aux diplômés, punir les décrocheurs ou gonfler les notes pour faire augmenter le taux de réussite — sont un « pansement sur un bassin percé de trous ».

« On peut continuer à mettre une patch par-ci et une patch par-là, mais à un moment donné on devra réfléchir collectivement pour régler les problèmes du système d’éducation », dit Joëlle Tremblay, professeure de philosophie au cégep de Granby, qui s’apprête à faire paraître L’inéducation. L’industrialisation du système d’éducation au Québec.

Cet essai d’une centaine de pages revient sur un thème courant dans la littérature récente : la dérive marchande du système d’éducation. Pour l’auteure de 37 ans, il faut parler d’industrialisation davantage que de marchandisation de l’enseignement. « L’éducation est devenue l’une des composantes d’un système mercantile dont le seul but véritable est d’être rentable. Une institution scolaire se rentabilise principalement par sa population étudiante. Plus il y a d’étudiants inscrits dans les programmes, plus il y a de financement direct provenant du ministère de l’Éducation. Et plus il y a de diplômés, plus l’institution récolte de l’argent », rappelle Joëlle Tremblay. « Or, pour produire (car il est réellement question de production) des diplômés (des marchandises), il nous faut une industrie les produisant », ajoute l’auteure.

Logique d’entreprise

Ce clientélisme sévit du primaire jusqu’à l’université, souligne la philosophe. On parle maintenant de « clients », et non d’étudiants ou d’élèves. Tout le système répond à une logique d’entreprise. Les écoles sont devenues des entreprises vouées à former des travailleurs pour d’autres entreprises. L’éducation devrait pourtant former des êtres humains libres et heureux, des citoyens capables de réfléchir et de remettre en question les choix des dirigeants, souligne Joëlle Tremblay.

La dérive commence au primaire et au secondaire, où le « renouveau pédagogique » du début des années 2000 a imposé un nouveau jargon : l’éducation est devenue la « formation », les connaissances sont devenues des « compétences » et l’enseignement est devenu la « pédagogie ». Le professeur n’est plus un maître, mais un « accompagnateur » pour les élèves.

La récente controverse des notes gonflées démontre bien la pression que subit le système pour favoriser la réussite à tout prix, fait valoir Joëlle Tremblay. Les élèves passent d’une année à l’autre même s’ils n’ont pas les connaissances pour le faire. Dans les cégeps et les universités, on voit les effets de la réforme : certains élèves arrivent avec d’énormes lacunes en français ou en mathématiques, rappelle la professeure.

La formation des enseignants est en partie responsable de ce nivellement par le bas, estime Joëlle Tremblay. « On a évacué de la formation des futurs enseignants le fondement même de leur future profession, soit le savoir. C’est ainsi que des enseignants formés pour l’histoire ou les sciences peuvent se retrouver à enseigner les mathématiques ou le français. La matière n’est plus importante, c’est la méthode qui compte. »

Course au recrutement

 

L’enseignement collégial n’échappe pas au regard critique de l’auteure. Les cégeps ont été créés il y a 50 ans notamment pour offrir une culture générale commune à tous les étudiants, mais ce tronc commun (philosophie, français, langue seconde et éducation physique) s’est effrité au fil des ans et risque de s’effriter davantage, estime Joëlle Tremblay. Elle dit même s’attendre à une nouvelle remise en question de l’existence des cégeps, entre autres à cause de la baisse du nombre d’étudiants au collégial.

Quant aux universités, elles ont « adopté le modèle industriel dans ses moindres détails », estime la philosophe : pressions implicites pour maintenir une certaine moyenne de groupe — pour bien figurer dans les palmarès et parce que chaque diplôme rapporte des sous à l’université —, course au recrutement d’étudiants, financement utilitariste de la recherche…

« Au lieu de s’assurer de la qualité de l’enseignement par, entre autres, la richesse et la diversité des cours, c’est la défense de l’image de marque qui influe le plus sur la prise de décisions des directions universitaires par le recrutement à l’international de stars ou d’experts », écrit Joëlle Tremblay. Malgré ces durs constats, elle adore son travail, qui est plus essentiel que jamais.

Non aux 1000 $ par diplômé

Inutile d’y rêver : les finissants des écoles publiques secondaires ne recevront pas 1000 $ du gouvernement Couillard à l’obtention de leur diplôme. Le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, a rejeté l’idée de l’homme d’affaires Mitch Garber jeudi. Il dit plutôt vouloir soutenir les élèves tout au long de leur parcours scolaire. « Dans tous les plans que nous avons faits, il n’est pas question de bonifier d’une façon comme celle-là la diplomation, ce n’est pas le choix qu’on a fait », a dit le ministre.

L'inéducation. L’industrialisation du système d’éducation au Québec

Joëlle Tremblay, Éditions Somme Toute, Montréal, 2017, 96 pages. En librairie le 13 juin.



À voir en vidéo