Gérard Depardieu seul face à la tristesse du monde

Planche extraite de «Gérard. Cinq années dans les pattes de Depardieu» de Mathieu Sapin
Photo: Dargaud Planche extraite de «Gérard. Cinq années dans les pattes de Depardieu» de Mathieu Sapin

Mais pourquoi a-t-il fait ça ? Quand Gérard Depardieu débarque à Moscou, il y a quelques années, Vladimir Poutine, l’autocrate russe, sachant cela, demande à le voir. Une photo, bien personnelle, témoigne de la rencontre qui a eu lieu au Kremlin. « Au moment de la prendre, relate Arnaud, son ami qui l’accompagnait et qui a appuyé sur le déclencheur, il s’est tourné vers moi et il m’a dit : “Tu vas voir, je vais écraser mon gros nez contre la joue de Poutine.” » Pourquoi ? « Parce que ça le faisait marrer », relate-t-il dans Gérard (Dargaud), récit désopilant et sensible de cinq années que le bédéiste Mathieu Sapin a passées « dans les pattes de Depardieu » et celles des proches du célèbre acteur.

C’était entre 2012 et 2016. L’objet littéraire, que le président français, Emmanuel Macron, a placé dans ses lectures pour se détendre durant la campagne électorale, a-t-il confié au magazine Le Point il y a quelques jours, sort enfin au Québec. Il plonge le lecteur dans le quotidien délirant d’un homme excessif et attachant, mais donne surtout un accès direct à une créature fascinante, affligée par la rectitude de son temps, mais surtout bien seule face à la tristesse du monde.

« Être Gérard Depardieu, c’est très pesant par moments, parce qu’il lui est impossible de vivre comme tout le monde, autant en France qu’à l’étranger », explique l’auteur, joint cette semaine par Le Devoir à Paris. Mathieu Sapin a accompagné l’acteur sur les routes du Caucase, à Moscou, en Bavière, sur les lieux de tournage du Divan de Staline, film réalisé par Fanny Ardant, et dans sa maison colossale de la capitale française… « Il est prisonnier d’une image, prisonnier d’un corps, prisonnier des personnages marquants qu’il a incarnés, prisonnier de ses caricatures », et c’est finalement dans la démesure, dans l’excès, dans la spontanéité, dans le décalage avec la réalité qu’il cherche en vain — et paradoxalement — la façon d’être autre chose que lui-même.

Gérard Depardieu est un paradoxe qui affirme, page 64, que « le seul endroit » dans la vie « où [il] aime être, c’est ailleurs ». Un paradoxe que Mathieu Sapin a saisi rapidement en se retrouvant nu avec lui sous la douche d’une piscine d’hôtel à Bakou, en Azerbaïdjan, sans préliminaires. Ça lui a rappelé une scène de Tenue de soirée (1986) de Bertrand Blier ! Un paradoxe aussi dont il trace les nombreux contours au fil de ce journal de bord d’une aventure atypique avec un monstre sacré du 7e art.

Un jardin de contradictions

 

« Tout est en contradiction chez lui, résume le bédéiste, il prend beaucoup de place, il est autocentré, mais en même temps, il s’intéresse très peu à lui et beaucoup plus aux autres avec une sincérité évidente. Il veut qu’on le laisse tranquille, mais il passe son temps au téléphone. Il exagère son côté paysan mal dégrossi, mais il est en fait un érudit mis en contact, par sa carrière impressionnante d’acteur, avec une connaissance historique, sociale, littéraire très importante qu’il a emmagasinée de manière globalement émotive », avec une sensibilité qu’il cache bien.

Côté solitaire, Gérard Depardieu se tient en caleçon dans l’immensité de sa résidence parisienne, recevant ses visiteurs dans cette tenue sans avoir rien d’autre à prouver. « Il vit avec des fantômes, dit Mathieu Sapin, qui a été témoin de la scène à plusieurs reprises. Il a eu beaucoup d’amour et d’amitiés très fortes avec des gens qui ne sont plus là : Barbara, Marguerite Duras, François Mitterrand, Patrick Dewaere et Jean Carmet » en font partie. « Et ça aussi, autant que la célébrité, ça isole. »

Côté exubérant, Depardieu menace de quitter la France pour ne plus y payer d’impôts, il pose son gros nez sur la face à Poutine, il chatouille le chauffeur de son taxi à 140 km/h sur une autoroute du Caucase, appelle à l’Élysée pour dire à François Hollande, qu’il appelle sympathiquement le « taulier », ce qu’il pense de ses politiques. Il s’esquive d’un souper dans un resto chic pour aller manger des brochettes dans un boui-boui des quartiers populaires, refuse un contrat publicitaire de plusieurs millions en Russie, mais accepte qu’un jeune bédéiste le suive pour raconter toutes ses conneries. « Si tu le fais, tu le fais vraiment, a-t-il dit à Mathieu Sapin qui le reproduit dans son bouquin. Il faut que tu parles de Depardieu qui se casse la gueule en scooter, Depardieu qui pisse dans un avion… » Et d’ajouter au bédéiste : « C’est un métier qui rend con ! Ça, tu peux le dire dans ton machin. »

Un homme libre

« Il a un côté punk », expose Mathieu Sapin, qui, en 2015, a amené son regard de fin d’observateur dans les coulisses du Palais de l’Élysée et de la présidence de François Hollande, incidemment la tête de Turc de Depardieu. Ça avait donné Le château (Dargaud). « C’est vraiment quelqu’un de libre qui fait des choses qui ne se font pas et qui s’en fout. » Et tout cela s’explique, selon lui, très bien : « Il a tellement vécu de choses incroyables, qu’aujourd’hui, la vie qu’il mène est forcément un peu terne. Et puis, il est à rebrousse-poil avec son époque qu’il trouve trop lisse, trop formelle, trop coincée. Elle manque d’aspérité pour lui. Alors il cherche sans cesse de nouvelles sensations, il essaye de provoquer des rencontres, des choses improbables, pour se sentir vivant. »

« Qu’est-ce qu’on se fait chier, dit-il en attendant l’heure de souper à Bussaco, au Portugal, où il est venu tourner un film en janvier 2016. Quand est-ce que ça va enfin péter ? »

Dans le « palais endormi » de Depardieu — c’est comme ça que Mathieu Sapin qualifie la résidence de l’acteur —, le bédéiste a rencontré, dit-il, homme attachant, à l’humeur changeante, mais avec plein d’humour, d’ironie, de fragilité, de sagesse. Un aventurier redoutable, aussi, avec lequel il repartirait sur les routes d’un pays lointain sans se faire prier, surtout si ce n’est pas pour ramener une bande dessinée. « Je ne veux pas faire une série sur Gérard, assure-t-il. Je ne veux pas que cela devienne une formule. »

Dommage pour le principal intéressé qui, lui, semble avoir beaucoup aimé l’aventure qu’il a découverte au fur et à mesure en lisant les notes du bédéiste — « au début, ça me rendait nerveux », dit-il —, en trouvant ça étrangement amusant. « Gérard Depardieu déteste se regarder sur un écran ou dans un miroir. Quand je lui ai présenté la bédé, il l’a lu comme si elle racontait la vie de quelqu’un d’autre. La distance du dessin lui permettait ainsi de mieux de s’accepter », d’être en somme cette caricature qu’il façonne quotidiennement, comme pour s’assurer de ne pas être lui-même.

Gérard. Cinq années dans les pattes de Depardieu

Mathieu Sapin, Dargaud, Bruxelles, 2017, 140 pages

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