Un début de trilogie en panne de séduction

« Qu’est-ce qui relie entre eux les petits et grands moments d’une vie ? » Un rêve, une cicatrice, un livre, une femme, un pays — aimé ou détesté —, une grande histoire d’amour avec soi-même ?
Jan Kjaerstad, 64 ans, qui compte aujourd’hui parmi les écrivains norvégiens les plus importants, signe avec Le séducteur (paru là-bas à l’origine en 1993) le premier tome d’une volumineuse trilogie romanesque autour du personnage de Jonas Wergeland, personnalité fictive de la télévision norvégienne. Devraient suivre en traduction Le conquérant, puis L’explorateur (Grand Prix de littérature du Conseil nordique en 2001).
De retour d’un voyage d’affaires, Jonas Wergeland rentre un jour chez lui pour retrouver le cadavre de sa femme sur le plancher du salon. Cet événement déclenche in situ un flot incontrôlable de souvenirs chez cet homme d’une soixantaine d’années, créateur et animateur de la série télé à succès Thinking Big.
Ses souvenirs, l’histoire de sa vie, c’est un narrateur engagé et anonyme qui va les canaliser (« Je suis qui je suis, voilà tout ce que je peux dire »). Difficile de trouver intermédiaire plus prétentieux, mis au service d’un protagoniste qui semble avoir lui aussi une très haute opinion de lui-même.
En dessous du roi
Personnage célèbre en Norvège, Jonas Wergeland a tout pour faire parler de lui. « Car non seulement Jonas a tout, mais il est tout. Il n’y a pratiquement plus que le roi de Norvège au-dessus de lui. » Celui qu’on appelle le « touareg de Norvège », le « disciple du Kama Sutra » ou le « défenseur des Comores » a le cerveau « aussi brillant et aiguisé qu’un gros diamant ». Mais ce n’est pas tout…
« Qu’est-ce qui relie entre eux les petits et grands moments d’une vie ? » se demande encore et encore le narrateur. Dans le cas qui nous occupe, peut-être est-ce « l’organe hors du commun » du protagoniste… Parce que, voyez-vous, Jonas Wergeland est aussi connu comme étant « l’homme au pénis miraculeux ». Rien de moins.
Comme un heureux contrepoids à la virilité triomphante, parfois un peu dérisoire, qui traverse tout le livre, il se fait aussi souvent plus lucide : « C’était Nefertiti qui lui avait appris que les femmes étaient avant tout des initiatrices, puis des maîtresses. Mais, le plus important, il savait que la femme est un être tout à fait différent de l’homme et, plus primordial encore, infiniment plus intéressant. »
Sorte de Peer Gynt moderne — l’antihéros exubérant et narcissique de la pièce d’Ibsen, irrésistible aux yeux des femmes —, son Jonas Wergeland permet aussi à Kjaerstad de critiquer sans trop de retenue les Norvégiens (un « peuple d’enfants gâtés ») et la Norvège, pays qui « est un peu comme un rat qui, à l’insu de tous, s’est invité à bord d’un bateau rempli de nourriture ».
Un sens au chaos
La comparaison s’impose vite avec l’aventure autobiographique d’un autre monstre norvégien d’égotisme, Karl Ove Knausgaard. Et la fascination, il faut l’avouer, n’est pas la même. Chez Knausgaard, un mélange d’ambition et d’humilité, d’urgence et d’introspection, essaie d’épuiser tout en la contournant l’expérience du quotidien afin de trouver un sens au chaos de la vie.
Knausgaard cherche, alors que le héros du Séducteur, lui, a trouvé — mais quoi, au juste ?
Au contraire, la quête du protagoniste de Jan Kjaerstad laisse un peu froid, glissant plutôt à la surface des choses à coup de cabotinage narratif et d’aventures étriquées. Ni le narrateur ni le protagoniste ne sont particulièrement sympathiques, et ce sont les personnages secondaires qui sont les plus intéressants — comme la tante Laura, Nefertiti, les amis ou maîtresses de passage.
Exploration plutôt ludique de la sexualité masculine, gros roman initiatique, Le séducteur avance par association d’idées, à coup de fragments et parfois aussi de redites. Malgré certaines longueurs, il y a un souffle vital et un certain humour tapi sous l’esbroufe. Peut-être que la suite viendra apporter plus de cohérence à l’ensemble en multipliant les points de vue ?
En attendant, Le séducteur, lui, ne séduit pas tout à fait.