Des destins volés par le terrorisme

Comment vit-on au quotidien sous la menace imminente d’une attaque terroriste ? Dans Toutes les fois où je ne suis pas morte, la romancière québécoise Geneviève Lefebvre nous transplante à Bruxelles, alors que la ville est en état d’alerte, quelques jours après les attentats du Bataclan à Paris.
Quelles sont les conséquences à long terme d’une attaque terroriste dont on a été victime ? Dans Douleur, la romancière israélienne Zeruya Shalev évoque l’attentat meurtrier dans lequel elle a été blessée à Jérusalem il y a 12 ans.
Ces deux livres se font écho. Dans la terreur. Dans la façon dont la terreur s’introduit dans nos vies, se catapulte dans l’intime. En surplomb : l’amour, comme rempart. Peut-être…
« Aimer, et être aimée, c’est le seul refuge, l’unique mesure de sécurité, le seul endroit qui vaille la peine de braver tous les niveaux d’alerte », peut-on lire dans Toutes les fois où je ne suis pas morte.
La narratrice, Catherine, débarque à Bruxelles au milieu des militaires et des policiers aux aguets. Les cafés sont presque vides, les concerts sont annulés, les écoles fermées. Mais rien n’aurait pu l’empêcher de venir rejoindre Matt, journaliste de guerre et ami de longue date.
Catherine tient si peu à la vie, de toute façon. Elle a frôlé la mort tant de fois, victime en outre d’un ex-mari violent. Et puis, combien de fois a-t-elle songé à se tuer ? Elle vient d’être larguée par un homme après une dizaine d’années de vie commune, elle a le coeur en déroute.
Mais Matt lui a écrit des courriels si enflammés, l’invitant à venir passer une semaine de sexe torride dans son lit, qu’elle a accouru. Depuis le temps que le désir couvait entre eux, la voie est libre maintenant. Sauf que rien ne se passera comme prévu, dans cette histoire rendue par une écriture crue, frontale. Laissée en quelque sorte à elle-même, son désir en écharpe, Catherine arpentera la ville.
Au détour d’un carrefour, elle tombera sur une femme dont le fils de 17 ans a fui la maison pour s’engager auprès de Daech. La dame arbore une pancarte assortie d’une photo : « Avez-vous vu mon fils ? » Catherine, dès lors, prendra sur elle d’aider cette mère désespérée et d’éviter que le pire n’advienne. N’est-ce pas là une raison suffisante de vivre ? « Pour la première fois depuis des mois, je ne pensais pas à mourir. »
Et si… et si…
Quelques semaines plus tard, le 22 mars 2016, boum. Attentat à l’aéroport de Bruxelles, et dans le métro. « Cet attentat, lié à l’arrestation de Salah Abdeslam, a été revendiqué par l’EI », note l’auteure dans l’épilogue de Toutes les fois où je ne suis pas morte. Ajoutant : « Trente-deux morts, trois cent quarante blessés. »
Et si Catherine s’était trouvée là, ce jour-là, à l’aéroport ? Et si… et si… C’est le genre de question que ne cesse de se poser Iris, la narratrice de Douleur, dix ans après l’attentat qui lui a mis le corps en charpie.
Si son mari n’était pas parti plus tôt ce matin-là, lui laissant le soin à elle d’aller conduire les enfants à l’école… D’ailleurs, pourquoi avait-il besoin d’aller au bureau si tôt ?
Si son fils de 7 ans ne s’était pas caché dans les toilettes ? Si sa fille de 11 ans n’avait pas exigé de sa mère qu’elle lui fasse une tresse chinoise ? Si Iris n’avait pas, au retour de l’école, doublé le bus qui a explosé. Si…
Qui est le coupable de cet attentat terroriste, finalement, se demande Iris, sans jamais mettre la faute, étrangement, sur le kamikaze. Le mari, les enfants font la même chose. Dix ans plus tard, la culpabilité les assaille encore : c’est de ma faute si… je n’aurais pas dû…
Mais dix ans plus tard, ils sont capables d’en parler tous ensemble, enfin. Ils peuvent aussi aborder le sujet tabou des conséquences que cet attentat a eues dans les comportements, dans la vie de chacun.
Les coïncidences. Le hasard qui fait qu’on se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. Douleur parle de ça. Mais de bien plus encore. Ce livre dense, intense, parle de déflagration intime. Du passé qui ressurgit, des traumatismes qui ne guérissent pas.
Iris ne souffre pas seulement d’un choc post-traumatique lié à l’attentat. Une autre blessure, plus ancienne, continue de faire son nid en elle. Une peine d’amour, vécue à 17 ans, qui l’avait dévastée au point qu’elle avait voulu se laisser mourir.
Quand elle revoit par hasard, près de 30 ans plus tard, Ethan, son amour de jeunesse, elle revit tout. Surtout, elle se sent revivre. Et elle ne peut s’empêcher de penser aux « incroyables coïncidences de temps et d’espace qui conduisent aux pires catastrophes comme aux miracles les plus renversants ».
Elle se souvient aussi d’un dicton : « le mal d’amour ne sera guéri que par celui qui l’a causé ». Folle de désir, avec Ethan dans les bras, elle songe à tout plaquer, pour vivre enfin jusqu’au bout sa passion avec lui.
A-t-on le droit, dans la vie, à une deuxième chance ? Zeruya Shalev, dans Douleur, répond à cette question. Mais pas du tout comme on s’y serait attendu. Et si on devait « apprendre à trouver de la splendeur dans la réalité sans fard ». Et si… et si…