Illustrer l’urgence d’un devoir de mémoire

Irene et ses deux frères habitent la réserve de Nipissing numéro 10. Mais un matin, un homme se pointe dans l’embrasure de la porte et somme les parents de lui laisser les trois enfants. « Ils sont pupilles du gouvernement, maintenant. Ils nous appartiennent. »
Inquiets, apeurés, les petits montent dans la voiture de « l’agent des Indiens » sans se douter de ce qui les attend. Séparée de ses frères dès l’arrivée au pensionnat, Irene se sent seule. Là-bas, elle devient le numéro 759, anonyme, sans identité. On lui coupe les cheveux, lui interdit de parler sa langue, lui offre pain rassis et gruau peu appétissant et lui inflige maltraitances physiques à la moindre occasion. « On me dépouillait peu à peu de tout ce que je savais de moi-même et de tout ce que j’aimais. »
Inspirée par l’histoire de sa grand-mère, Irene Couchie Dupuis, Jenny Kay Dupuis — accompagnée de Kathy Kacer — raconte en quelques tableaux une année vécue au coeur de ces écoles résidentielles fondées par le gouvernement du Canada dans le but d’éduquer, de « civiliser » ces peuples qui n’avaient aucune culture aux yeux des dirigeants blancs. La lutte qu’entreprend l’héroïne pour garder son identité, pour ne pas oublier d’où elle vient, qui elle est, est bien sentie à travers les mots de l’auteure. Il faut dire que la forme intimiste, alternant entre des dialogues vifs, francs et une narration autodiégétique, permet de saisir la violence vécue de l’intérieur. Le ton tranché, sans effusion, invite par ailleurs à sentir la froideur des relations et la dureté de l’expérience.

Ce texte, traduit par Isabelle Allard, s’accompagne des peintures réalistes de Gillian Newland. Le peu de couleurs, la rareté de détails et le mouvement qui accompagne les personnages témoignent bien de l’atmosphère austère présente dans le récit, même si certaines illustrations peinent à évoquer totalement le drame. Le sentiment d’urgence, la peur n’y sont manifestement pas palpables.
La littérature jeunesse regorge de textes dans lesquels on nous raconte les génocides — arménien, tutsi, juif — mais le drame qui s’est joué ici, celui vécu par les enfants métis, inuits, des Premières Nations, reste encore peu mis en scène. En fait, quelques auteurs de romans pour adolescents ont su le faire — François Gravel et Michel Noël en tête —, mais cette réalité est moins représentée dans les albums. Pourtant, plus de 150 000 enfants autochtones, de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe siècle, ont été arrachés à leur famille, dénaturés, acculturés. Le dernier pensionnat a fermé ses portes en 1996. L’urgence d’un devoir de mémoire résonne et fait de l’initiative de Dupuis et Kacer un geste louable.
À la fin de l’ouvrage, les auteurs joignent d’ailleurs la fiction au réel en présentant un bref historique des pensionnats, photos d’archives à l’appui, et une biographie de la grand-mère, témoin réel de ce passé trouble.