Le vrai monde?

Mais est-ce bien ça vivre, que de passer ses journées le nez entre les pages d’un roman ? La littérature, qui devrait aiguiser notre empathie et nous rapprocher de l’essence du monde, ne comploterait-elle pas, subrepticement, afin de nous en tenir à distance ? La vraie vie, c’est la bibliothèque ou les mains pleines de cambouis ?
« Chaque fois que j’ouvre un livre, j’entends la voix du père qui m’avertit : “La vie, c’est pas là-dedans, pas dans les livres.” Longtemps, il a eu seulement tort. Mais aujourd’hui, parfois, je crois qu’il avait aux lèvres un semblant de vérité. Quelque chose qu’il avait saisi, je ne sais pas comment, de l’incapacité du langage à dire ce qui est essentiel. Le père lui-même était un de ces livres qui ne savaient pas me dire le plus important », écrit Jean-François Caron, en empruntant la voix d’Alexandre, dans De bois debout, son quatrième titre à paraître à l’enseigne de La Peuplade (après Rose Brouillard, le film et Nos échoueries).
On l’apprend dès les premières pages : le paternel d’Alexandre est mort, abattu sous ses yeux par des policiers. À Paris-du-Bois, village imaginaire de la région de la Côte-du-Sud, tout le monde l’appelait Broche-à-Foin. C’est lui qui arrivait « à régler tous les problèmes du monde avec les moyens du bord ». C’est vers lui que le maire se tournait lorsque les dialogues rompus contraignaient à l’usage des poings et à l’application d’une âpre justice des hommes. Il fallait bien se rendre utile après la fermeture du moulin, où il s’était un jour présenté en survenant avec, au coeur, l’espoir sourd d’apprendre la vraie vie et de se fondre au vrai monde.
Dans une langue qui embrasse large la vastitude de l’horizon et qui fait chanter la venteuse poésie d’un parler québécois lumineux comme une clairière, De bois debout est un roman tendu entre une souveraine tendresse pour un pays de paysages fougueux et d’hommes muets, mais volontaires, et un désenchantement devant ce peuple ne s’étant jamais débarrassé de sa suspicion envers ce que couvent les livres ainsi qu’envers ceux qui y trouvent refuge. En glorifiant aveuglément ce « vrai monde » duquel les grandes études éloigneraient, le père d’Alexandre rappelle douloureusement la voix de certains animateurs de radio qui ne savent dépeindre l’artiste et l’intellectuel qu’en parasite tentant d’arracher à la vie sa substance sans se salir les mains.
Dans une construction multipliant les sauts dans le temps et les plongées dans le monologue intérieur de ses personnages, De bois debout souffre parfois de sa grande ambition et de cette quantité effarante de tragédies qui s’abattront sur Alexandre. Jean-François Caron se trouve chez lui lorsqu’il arpente cette frontière entre tentative de légendification du territoire et déconstruction de l’archétype d’une figure paternelle lestée de silence (archétype qui hante notre littérature). Le registre réaliste des préoccupations plus quotidiennes assombrit les étincelantes couleurs de son écriture.
Alors que l’anti-intellectualisme trouve de plus en plus de porte-parole vitupérant parmi les médias québécois, Jean-François Caron signe un roman politique au sens le plus noble du terme. Craindre la vie de la pensée et de l’imaginaire, c’est renier ce qu’elle recèle de plus mystérieusement magique. Et c’est aussi, sans doute, se renier soi-même.
— Extrait de De bois debout