L’historien des idées Tzvetan Todorov s’éteint

Le philosophe Tzvetan Todorov, en 2008
Photo: Miguel Riopa Archives Agence France-Presse Le philosophe Tzvetan Todorov, en 2008

Il a été un grand défenseur des Lumières et de la démocratie, un pourfendeur des totalitarismes et des replis identitaires. Il a dénoncé les populismes, la montée des extrêmes, avec toujours en tête cette obsession de laisser la diversité des opinions, la force des idées, l’éducation et la puissance de la modération triompher de la médiocrité ambiante. Le philosophe Tzvetan Todorov, qui revendiquait surtout le statut d’historien des idées, s’est éteint dans la nuit du 6 au 7 février à Paris, atteint par une maladie neurodégénérative. Il avait 77 ans.

« Infinie tristesse d’apprendre la mort de Tzvetan Todorov, penseur de la liberté », a indiqué mardi sur son compte Twitter Sandrine Tolotti, ex-rédactrice en chef de la revue Books, jeune revue francophone — malgré sa dénomination — sur les « Livres et idées du monde ». « Il avait accompagné [ce magazine] jusqu’à ces derniers mois. »

Né à Sofia en Bulgarie en 1939, Tzvetan Todorov a vécu le monde totalitaire et ses idées destructrices de l’intérieur avant d’en devenir l’un des plus féroces critiques. Anticommuniste patenté, le penseur, sémiologue et essayiste s’est imposé dans les dernières années comme une encre forte et un électron libre sur la scène intellectuelle francophone en auscultant en 2012 Les ennemis intimes de la démocratie (Robert Laffont) ou encore en redonnant, il y a deux ans, la parole à des Insoumis (Robert Laffont) comme Nelson Mandela, Edward Snowden ou Malcolm X pour éclairer les enjeux et dérives politiques du présent.

« Ce qui l’intéressait n’était pas tant les idées en soi que les idées incarnées portées par des femmes ou des hommes à qui il avait décidé de rendre hommage depuis une quinzaine d’années », a résumé mardi dans les pages du quotidien Libération Catherine Portevin, qui au début des années 2000 a publié une série d’entretiens avec lui. « C’était un esprit modéré et d’une force incroyable. Il y avait en lui une puissance de la modération tout à fait étonnante. »

D’abord chercheur en littérature et critique littéraire, à la fin des années 1960, Tzvetan Todorov s’est imposé comme une référence dans l’analyse de la littérature russe en passant par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), cinq ans après son arrivée en France, en 1963, mais aussi en portant dans la francophonie, par la traduction, les mots de plusieurs formalistes russes. Cette envie de comprendre et d’expliquer les Lettres et les idées qu’elles portent ne l’aura jamais quitté, lui qui jusqu’à la fin de sa carrière a dirigé le Centre de recherches sur les arts et le langage à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris.

Son Introduction à la littérature fantastique (Seuil), publiée en 1970, est devenue une référence dans l’analyse de ce genre littéraire que Tzvetan Todorov a contribué à circonscrire autrement qu’en le réduisant à une « intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle », comme l’avait établi Pierre-Georges Castex en 1951 dans Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant. Selon lui, ce surnaturel, tout en reposant sur une hésitation du lecteur et du personnage principal face à ce qui se joue devant lui, tient surtout d’une fission narrative entre le fantastique, le merveilleux et l’étrange.

La même année, ce linguiste de formation fonde la revue d’analyse et de théorie littéraire Poétique avec la complicité du chercheur français Gérard Genette.

Dans l’agitation du présent, Tzvetan Todorov s’est toujours tenu loin des étiquettes et des ornières dans lesquelles les intellectuels tombent parfois. En 2009, dans son recueil d’essais publiés entre 1980 et 2008, La signature humaine (Seuil), l’homme a confirmé sa posture d’idéologue du juste milieu en rappelant son attachement à la voie médiane, dont le choix ne doit pas faire rougir puisqu’elle est, selon lui, la seule route à emprunter pour déjouer les extrêmes, extrêmes dont il a passé sa vie à se méfier.

Lanceur d’alerte face aux hoquets de l’Histoire, canari dans la cage des démocraties à la dérive, le philosophe qui a sans cesse observer ses semblables et leurs altérités rappelait en 2000 dans les pages du magazine culturel français Télérama que l’identité de nos démocraties s’était forgée au XXe siècle au contact des totalitarismes, le communisme et le nazisme, rejetés après les drames et les horreurs qu’ils ont engendrés. Et il avertissait alors : « C’est une page [de l’histoire de l’humanité] qui doit être bien lue avant qu’on ne la tourne définitivement. »

En 2008, la Fondation Prince des Asturies lui a décerné son prix des sciences sociales en saluant sa contribution intellectuelle au développement de la démocratie, à la compréhension entre les cultures tout comme ses travaux sur les conséquences de la violence sur la mémoire collective.

Dans une déclaration écrite adressée à l’Agence France-Presse (AFP), sa fille a confirmé le décès de son père, entouré de ses proches. « Il venait de finir son dernier livre, Le triomphe de l’artiste, qui doit paraître au mois de mars », a-t-elle indiqué. Hasard des calendriers, son essai Insoumis est réédité ce mois-ci en collection de poche, comme pour faire résonner en guise d’hommage la posture de cet intellectuel.

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