Pour qui sonne le glas

Comment vivre quand la vie devient trop lourde ou tout simplement perd son sens ? C’est la question posée par les treize personnages de ce court et dense roman, après avoir été témoins du suicide d’une jeune femme qui s’est jetée en bas d’un pont, un jour de canicule, dans un village de pêcheurs.
Secoués et interpellés, ces personnages — un journaliste, une acrobate du cirque ambulant, une cuisinière, une coiffeuse, un ermite… — repensent à leurs propres drames et aux façons qu’ils ont trouvées, plus ou moins heureuses selon les cas, pour y faire face. Parallèlement à leurs récits, on suit l’histoire de Marie, une serveuse, qui elle n’en peut plus de sa vie trop étroite. Elle explique comment la foi en demain ne suffit plus pour continuer, même si elle fait un choix différent.
Univers bien ciselé
Au tout début de ce roman choral, un couple apprend le suicide de la jeune femme par le journal et se demande en quoi cette nouvelle peut bien le concerner… avant que tout ne s’effondre autour de lui.
Nul n’est une île, disait John Donne, et le septième roman d’Anne Guilbault en fait une magnifique démonstration en laissant le suicide de la jeune femme se répercuter sur tous les témoins. Elle crée autour de cet événement un univers si finement ciselé, et des liens entre les personnages si lentement et si adroitement noués, que le lecteur se sent vite happé par cette voix et cette atmosphère particulière. Curieusement, certains chapitres du roman avaient déjà été publiés séparément par le passé, ce qui donne parfois à l’ensemble un effet de kaléidoscope. Mais cela ne nuit pas trop à l’unité du roman, grâce au thème central : le sens de la vie et de la résilience.
La richesse du livre tient dans la solidité des réactions au suicide de la jeune femme. Rien n’est bête ni statique. L’histoire nous interpelle sans cesse, bifurque de façon inattendue, nous mène sur différentes pistes. Chemin faisant, le roman nous plonge au coeur de questions existentielles aussi personnelles qu’universelles. À quoi tient le bonheur ? Comment se relever de coups durs comme la perte de son amour ou de son enfant ? Peut-on échapper à la fatalité de la vieillesse irrémédiable, de la vie qui rapetisse et perd son goût, son odeur, son désir, sa vitalité ? Là encore, les réponses proposées ne sont pas figées. Chacun a la sienne, pleine de souffrance mais aussi de dignité et de liberté.
La langue paraît très simple à première vue, mais c’est trompeur ; elle se densifie à mesure qu’on avance et que se nouent les liens entre les histoires de chacun, chargée de poésie et de symboles, faisant penser parfois à celle d’Anne Hébert dans Les fous de Bassan. Car la nature est ici aussi fortement présente : le vent, les sons, les odeurs et le claquement des vagues sur les rochers viennent rappeler la vie et ses pulsions, au-delà des coups durs qui jettent à terre, parfois irrémédiablement, parfois momentanément.
Comme une danse
Bien que le thème central du livre soit sombre, le roman ne l’est pas, rebondissant sur des chapitres un peu périphériques, comme celui de la coiffeuse sur le désir sexuel ou celui sur les chambres d’amis, si poétique, faisant du roman une sorte de danse. De là peut-être son titre, Pas de deux, tiré d’une citation de Maurice Béjart, mise en exergue, sur le moment dramatique culminant d’un ballet avant son dénouement.
Ce nouveau roman d’Anne Guilbault, enseignante en littérature au cégep Garneau, déconcerte parfois par sa structure éclatée, mais sa voix singulière et prenante en fait un livre séduisant.