Merde ! Charb est mort.

Valérie Manteau
Photo: Le Tripode Valérie Manteau

On est à Kinshasa, devant la scène du cercle Sony Labou Tansi. Un danseur s’avance, porté par 4.48 Psychose de Sarah Kane, dieu dansant nietzschéen dans une atmosphère d’apocalypse. Cette histoire de suicide résonne tel un avertissement. Un peu plus tard, on est à Istanbul, et on va encore quitter cette ville ensorcelante pour rejoindre Paris, puis Marseille, avant que le trajet prenne forme et signification en sens inverse.

Ce récit autobiographique, marqué du sceau de l’émotion et de la mort, Valérie Manteau l’intitule Calme et tranquille, hommage paradoxal à Noir Désir sur fond de drame. La narratrice vit un premier deuil de l’enfance, qui la renvoie, jeune critique littéraire à Charlie Hebdo, à la joie incompressible de ses amis Charb, Wolinski, Tignous, Reiser, Riss, Val, Maris, Pelloux, Cayat, Mustapha, Gébé et les autres. Quels bons enfants, aux entreprises périlleuses !

Valérie Manteau compte sur ces journalistes, dessinateurs insolents et libertaires, qui rient de tout à Charlie Hebdo, pour narguer le sérieux du monde. Plusieurs générations y ont choisi de passer au crible du sarcasme et du rire les têtes politiques, les juifs, les chrétiens, les musulmans, leurs propres morts : « Une énergie vitale, une tape dans le dos des spectateurs happés par la fascination morbide, hypnotisés par les images qui tournent en boucle sur toutes les télés et dont personne ne relève l’obscénité », écrit-elle pour décrire leur action.

Portée par la joie communicative et potache du groupe, elle se range avec eux derrière l’adage de Beckett : « Il n’y a rien de plus drôle que le malheur. » Elle ne dessine pas, mais milite plutôt dans une association d’actions féministes nommée La Barbe. Même à Charlie, il y a assez de machos pour les trouver consternantes et « pas drôles ».

De la radicalisation

 

En janvier 2015, l’incroyable tragédie se produit, quand la tuerie éclate au journal. Valérie habite alors Marseille, où elle essaie de démêler son désir d’humour noir, sa rage sacrée et ses pulsions vitales, où sa vie s’engouffre et s’enlise. Déjà, l’obsession et le désespoir la tenaillent. Il y a bientôt l’amant turc d’Istanbul, qui va relancer à sa manière amoureuse, parfois brutale, l’engagement et le combat d’idées. En Turquie, c’est plus dangereux qu’à Paris, enfin à Charlie; au vu de la somme et de la nature des lettres de menace, on sait que rire équivaut à longer un précipice effrayant.

Valérie raconte les fêtes avec ceux de Charlie. À Paris. Au Salon du livre de Brive. Les blagues d’andouilles. L’affaire des caricatures danoises, les coups de gueule avec Libé. Et puis soudain, un matin banal, tout est fini, avalé. Charb est mort. Et les autres baignent dans leur sang. « La même horreur, incompréhensible magna de langue inhumaine au milieu des corps. » À Paris, elle plonge dans l’affairement de l’horreur, entre la solidarité et le deuil. Le trauma lui est tombé dessus, non sans s’être annoncé ; la folie s’installe en elle, tandis que s’impose aussi la fameuse couverture de Luz : « Tout est pardonné ».

Elle trace la tristesse infinie et la drôlerie épatante pendant les enterrements. Elle dépose son offrande littéraire, ce livre de douleur immense, marqué par l’envie d’en finir avec toute cette absurdité, et malgré tout la résilience d’écrire encore. Istanbul redevient le phare, et le couple interdit par les lois et obligations de visas se reforme dans le déchirement grandissant de la politique turque.

Des pages sensibles relaient l’angoisse des intellectuels, des libéraux, des artistes de ce pays au bord de la guerre civile, livrés à une répression sans merci. On y vit les nuits sombres. Est-ce la fin d’un monde, cette ville si belle quand on la descend vers le Bosphore, cette pente aussi de la défenestration qui appelle la jeune femme, vers le noir désir de se sentir enfin calme et tranquille ?

Calme et tranquille

★★★★

Valérie Manteau, Le Tripode, Paris, 2016, 196 pages

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