Joséphine Baker au-delà du cliché

Ses danses syncopées, sa ceinture de bananes, ses costumes minimalistes ne laissant planer aucun mystère sur sa féminité, sa chanson J’ai deux amours, mon pays et Paris, son strabisme convergent simulé pour faire rire son public, ont détourné les regards pendant des années d’une autre singularité de Joséphine Baker, sans doute la plus extraordinaire dans la succession d’événements exceptionnels qui ont façonné sa vie et forgé son mythe. L’artiste de cabaret, égérie des années folles, a adopté 12 enfants de nationalités, de couleurs et de religions différentes qu’elle a élevés dans une harmonie exemplaire dans son château des Milandes, au coeur du Périgord. Une expérience familiale et sociale peu connue, mais qui gagne aujourd’hui, plus que jamais, à être rappelée au bon souvenir du présent, estime la bédéiste Catel Muller.
« Joséphine Baker a voulu prouver à elle-même et au reste du monde qu’il était possible de vivre dans la tolérance et l’amour des uns et des autres peu importe ses origines, lance à l’autre bout du fil celle qui vient d’inscrire dans le papier, avec son complice de longue date José-Louis Bocquet, une imposante biographie dessinée de la légendaire artiste. Pour elle, les différences ne pouvaient plus être source de tensions quand on était élevé dans le respect de l’autre. Et elle ajoute : « À l’heure des débats sur les identités nationales et sur l’intégration, à l’heure des replis identitaires, cette composante de sa vie est parmi celles dont il est le plus nécessaire de se souvenir aujourd’hui. »
Inspirante de son vivant et bien au-delà. Voilà la Joséphine que Catel et Bocquet ont décidé de mettre en scène dans «Joséphine Baker» (Casterman), un pavé de 570 pages qui, après Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges ou encore Benoîte Groult — sur laquelle Catel s’est penchée en solo —, poursuit l’exploration de « l’histoire clandestine » de grandes femmes qui ont marqué leur époque, dans une discrétion et une reconnaissance fragile que le duo cherche, par la densité du dessin et la richesse d’un scénario, à renforcer. « On se souvient d’elle comme d’une image, comme d’une icône, dit Catel Muller. Mais on ne se souvient pas des combats qu’elle a menés. »
Et pourtant… La vie de Joséphine Baker, de sa naissance à Saint-Louis, Missouri, en 1906, à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, en 1975, où elle a rendu son dernier souffle au lendemain d’un retour triomphal sur les planches de Bobino, n’aura été qu’une succession de résistances : contre la ségrégation raciale, contre l’asservissement des femmes et des peuples, contre les communautarismes… Une succession aussi d’affirmations puisant dans le faste et le caractère festif et débridé de son temps. Dans ces années folles, ces « années sandwich », comme on les a appelées plus tard, entre deux sales guerres, l’artiste de cabaret trouve rapidement sa place en débarquant en 1925 à Paris pour y présenter La revue nègre au Théâtre des Champs-Élysées et amorcer la construction de son mythe.
Du modernisme primitif
« Elle a été au bon endroit au bon moment, dit la dessinatrice en rappelant la participation de l’artiste à l’avènement du cubisme, de l’art nègre, ou en évoquant ses rencontres avec Picasso ou Paul Colin, mais aussi avec Colette, Jean-Claude Brialy, Sacha Guitry, Jean Gabin… Il y avait de l’effervescence dans l’art, et Joséphine Baker a incarné cette modernité en jouant sur les codes du colonialisme, avec cette pointe d’humour qui rapidement en a fait une coqueluche. »
Sur scène, la chanteuse divertit en imposant un corps, des mouvements, une attitude, une voix qui font fi des conventions et des conformismes. En dehors des cabarets, elle poursuit son oeuvre en devenant la première star noire internationale, en s’imposant dans ses relations sociales comme une femme libre et émancipée, en s’engageant politiquement. Sa modernité est poussée très loin, jusque dans un rapport délétère qu’elle entretiendra avec l’argent et la dette financière. Elle va en accumuler pour des millions de francs, malgré des sources de revenus phénoménales induites par ses tournées et sa réputation, qui lui ouvre les portes des grands palais du monde. Elle en perdra son château.
Écrire l’histoire
Dans la France occupée par l’horreur nazie, Joséphine Baker se met au service du général Charles de Gaulle et de la résistance. Elle chante pour les troupes alliées. Elle prend la parole à Washington en 1963 lors de la célèbre marche pour l’égalité et les droits civiques de Martin Luther King. Plus tard, elle se porte à la défense du régime de Fidel Castro, dont elle deviendra une des intimes. Le Líder Máximo l’invite d’ailleurs sur son île en 1966, avec sa ribambelle d’enfants qu’elle baptise elle-même sa « tribu arc-en-ciel » : Luis, Aïko, Kofi, Mara, Stellina, Jean-Claude et les autres. Joséphine Baker aime Cuba, pays qui, selon elle, est le seul à rendre possible la fraternité entre Blancs, Noirs et Métis, « dans une harmonie raciale complète ».
Harmonie raciale complète ? Quand on lui demande si, dans un présent troublé par des envies de réécrire les horreurs du passé, particulièrement dans une Amérique où les droits civiques, le respect, la tolérance sont fragilisés par la montée des populismes, son Joséphine Baker mériterait d’être traduit en anglais, pour porter l’esprit de l’artiste dans le pays qui l’a vue naître, Catel Muller se met à rire. « Bien sûr, et c’est en cours, lance-t-elle. La traduction a été terminée il y a deux mois. C’est notre combat, à José-Louis Bocquet et moi : on raconte des histoires pour faire passer des idées. Si on arrive à apporter, par notre travail, une petite pierre à l’édifice de la tolérance, de la compréhension, de l’humanisme, notre vie aura servi à quelque chose. » Au contact de Joséphine Baker, de sa mémoire, de sa proche intimité que ses enfants ont révélée à la dessinatrice et au scénariste, le risque de devenir comme elle n’en devient visiblement que plus élevé.