Ma bibliothèque est plus ouverte que la tienne

À Montréal, chaque arrondissement est maître d’oeuvre de sa bibliothèque.
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir À Montréal, chaque arrondissement est maître d’oeuvre de sa bibliothèque.

« Le temps des Fêtes est l’occasion où jamais d’aller à la bibliothèque, croit Réjean Savard, professeur retraité en bibliothéconomie de l’Université de Montréal. Les bibliothèques sont des organismes de service, et elles doivent être ouvertes quand les gens ont le temps d’y aller ! » Pourtant, certaines bibliothèques de Montréal et de ses environs seront ouvertes moins d’une vingtaine d’heures entre le 23 décembre et le 4 janvier prochain. Et en horaires réguliers, la disparité entre les heures d’ouverture d’un établissement à l’autre reste marquée, offrant jusqu’à 52 heures d’écart par semaine.

« Les bibliothèques devraient être ouvertes encore plus que d’habitude pendant les Fêtes, poursuit Réjean Savard, et offrir des activités spéciales d’animation, de bricolage, des contes de Noël, de la formation Internet. C’est l’occasion rêvée d’avoir plus d’activités et de rejoindre les usagers », croit l’observateur de longue date des bibliothèques. « Mais comme on est dans une crise financière au niveau des ressources humaines, je pense qu’on peut trouver là une explication de ces disparités marquées. »

Dans le réseau montréalais, la bibliothèque d’Outremont n’offrira pendant les Fêtes que 18 heures d’accès aux livres ; un peu moins que Côte-des-Neiges (30,75 heures). Mais un peu plus que celle de Baie-d’Urfé (10 heures), hors du réseau. De l’autre côté du spectre, les bibliothèques les plus ouvertes ne sont pas du réseau de la ville de Montréal : il s’agit de celles de Côte-Saint-Luc (72 heures), de Dollard-des-Ormeaux et de Pointe-Claire (77 heures chacune).
 


Heures d'ouverture régulières (plus la couleur est foncée, plus le nombre d’heures d’ouverture est élevé).
 

C’est une lectrice qui a soulevé la question de l’accessibilité des bibliothèques de Montréal. La résidente de Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce déplore que ses biblios de quartier aient été fermées, l’an dernier, pendant la majorité des deux semaines des Fêtes. « Nous sommes l’arrondissement le plus populeux sur l’île de Montréal mais nos bibliothèques municipales sont celles qui offrent le moins d’accessibilité à ses citoyens », écrit Michelle Chartrand, rappellant dans la foulée que le profil sociodémographique des habitants de l’arrondissement laisse croire qu’ils « ne vont pas à leur chalet pour les vacances. S’ils désirent lire un journal ou un magazine, ils ne peuvent se permettre les frais d’abonnement. »

Vérification faite, la situation s’est un peu améliorée dans son quartier depuis : ses biblios offrent maintenant 53 heures d’accessibilité par semaine, plutôt que 46 au début de l’année. Le fossé reste toutefois large face aux bibliothèques de Westmount-Kirkland (69 heures) ou de Dollard-des-Ormeaux (71 heures) — qui ne sont par ailleurs pas dans le réseau des biblios de Montréal. « C’est un exemple parmi d’autres de la mentalité anglophone en bibliothèque publique ! », estime Réjean Savard.

L’éclatement venu des fusions

« C’est que la gestion du réseau de bibliothèques de Montréal est particulière, explique Réjean Savard. C’est vraiment éclaté. Si vous regardez Vancouver en contre-exemple, ou les grandes villes du monde, la gestion des biblios est complètement sortie de celle de la ville, et menée par un conseil d’administration indépendant, avec son directeur qui pense tout le réseau. C’est beaucoup plus facile ainsi d’harmoniser les différents établissements, d’avoir une gestion unifiée et des stratégies » cohérentes pour rejoindre les différents publics.

À Montréal, chaque arrondissement est maître d’oeuvre de sa bibliothèque. « C’est un compromis venu lors des fusions-défusions ; à la création des arrondissements, on a voulu satisfaire ceux qui voulaient défusionner en leur offrant plus de dossiers. La culture et les bibliothèques sont alors revenues aux arrondissements. Ça a créé cet effet bizarre où la direction centrale — qu’on appelle l’expertise ou le central — n’a en fait pas d’autorité directe sur les biblios de quartier. » Elle peut proposer des projets, prôner l’innovation, comme elle le fait actuellement en poussant les Fab Lab, mais reste dépendante de l’intérêt ou de la bonne (ou mauvaise !) volonté de chaque bibliothèque, de chaque arrondissement ou de chaque ville.
 


Heures d'ouverte durant le temps des Fêtes (plus la couleur est foncée, plus le nombre d’heures d’ouverture est élevé).
 

Ainsi, la biblio de Montréal-Nord est ouverte 48 heures par semaine, alors que celle de Pierrefonds-Roxboro l’est 66 heures. Montréal-Ouest offre 24 heures d’accessibilité par semaine ; celle de Belleville, à Montréal-Nord, 48 heures, pendant que Côte-Saint-Luc l’est 76 heures… soit plus que la Grande Bibliothèque, avec ses 72 heures portes ouvertes par semaine.

Le spécialiste des biblios tient à souligner que la situation s’est grandement améliorée au fil de la dernière décennie, et que les heures d’ouverture ont été vraiment élargies. « On vient de loin : fin 1970 et début 1980, on rêvait au Québec de faire des biblios sans bibliothécaires, pensant qu’en mettant des livres en rayons, les gens viendraient, et voilà, ce serait tout. »

Mais ne devrait-on pas tout de même suivre les besoins, puisque les taux de fréquentation des bibliothèques sont à la hausse ? Dans un Montréal qui se veut métropole culturelle et Ville intelligente, et où les taux d’alphabétisation et de littératie demeurent inquiétants ? « Si on n’investit pas dans les biblios, on aura des problèmes majeurs plus tard, croit M. Savard. Pour avoir une société informée, ça prend de bonnes bibliothèques. En scolaire aussi, d’ailleurs. »

La vision de l’accessibilité des bibliothèques n’est pas la même partout, rappelle le spécialiste en bibliothéconomie, Réjean Savard. « En Europe, et en France en particulier — et les bibliothécaires là-bas s’appellent des conservateurs, ça dit déjà beaucoup… —, les biblios ont hérité historiquement d’un fonds classé, très important, contenant beaucoup de livres anciens. Ça a créé une mentalité proche des archives ; il faut protéger les livres plutôt que laisser un libre accès. » Les statuts très protégés des fonctionnaires n’offrent pas non plus les conditions gagnantes permettant des ouvertures le dimanche ou les soirs — même si c’est le nouveau défi que s’est donné la ministre française de la Culture, Audrey Azoulay.

Les Américains ont pour leur part une vision plus débridée de la bibliothèque publique, « venue de la côte Atlantique, comme en Nouvelle-Angleterre, où on voulait que les gens s’instruisent par eux-mêmes. On pensait que ça pouvait remplacer les écoles. On voulait garder les gens au travail par besoin de main-d’oeuvre, mais aussi qu’ils sachent lire. Ces biblios ont été ouvertes avec cette mentalité de libre accès et de service client, qui n’a fait qu’évoluer depuis vers une plus grande disponibilité des collections et des heures d’ouverture. »

Une bonne vieille opposition entre une vision européenne plus élitiste et une façon américaine autodidacte de faire les choses, en quelque sorte. Et le Québec, de ce côté-là des choses, tend vers l’Amérique.


Les élites et les autodidactes

La vision de l’accessibilité des bibliothèques n’est pas la même partout, rappelle le spécialiste en bibliothéconomie Réjean Savard. « En Europe, et en France en particulier — et les bibliothécaires là-bas s’appellent des conservateurs, ça dit déjà beaucoup… —, les biblios ont hérité historiquement d’un fonds classé, très important, contenant beaucoup de livres anciens. Ça a créé une mentalité proche des archives ; il faut protéger les livres plutôt que laisser un libre accès. » Les statuts très protégés des fonctionnaires n’offrent pas non plus les conditions gagnantes permettant des ouvertures le dimanche ou les soirs — même si c’est le nouveau défi que s’est donné la ministre française de la Culture, Audrey Azoulay.

Les Américains ont pour leur part une vision plus débridée de la bibliothèque publique, « venue de la côte atlantique, comme en Nouvelle-Angleterre, où on voulait que les gens s’instruisent par eux-mêmes. On pensait que ça pouvait remplacer les écoles. On voulait garder les gens au travail par besoin de main-d’œuvre, mais aussi qu’ils sachent lire. Ces biblios ont été ouvertes avec cette mentalité de libre accès et de service client, qui n’a fait qu’évoluer depuis vers une plus grande disponibilité des collections et des heures d’ouverture. »

Une bonne vieille opposition entre une vision européenne plus élitiste et une façon américaine autodidacte de faire les choses, en quelque sorte. Et le Québec, de ce côté-là des choses, tend vers l’Amérique.

Les élites et les autodidactes



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