Montréal comme un pays

Ça se mesure difficilement, ça ne se voit pas toujours avec les yeux, mais ça se sent. Parfois avec le nez, oui, admettons-le, quoique surtout avec le coeur. De quoi parle-t-on ? De l’esprit des lieux. De l’âme d’un restaurant, d’un bar ou d’une boutique. De ce proverbial je-ne-sais-quoi grâce auquel des murs, un plancher et un plafond deviennent autre chose que juste des murs, un plancher et un plafond.
« C’est arrivé plusieurs fois qu’en jasant avec mon éditeur, je désigne les endroits qui sont dans le livre en utilisant le “il” ou le “elle”, comme si ces lieux étaient des personnages », confie Melissa Maya Falkenberg, sous les néons très Miami Vice de la Salsathèque, temple de la danse latine de la rue Peel, une des trente adresses que célèbre Montréal toujours.
C’est ce que j’aime des cow-boys, et c’est ce que j’aime de ces gens : ils ont tous un côté nonchalant, même s’ils sont très travaillants
Du salvateur Accueil Bonneau à l’impudique 281, des iconoclastes Foufounes électriques au bourratif Schwartz’s, de Bagel Saint-Viateur à Bagel Fairmount, l’auteure et photographe traverse la métropole en enjoignant aux Montréalais de réellement regarder ce qui défile tous les jours sous leurs yeux. Derrière ces devantures où il fait bon prendre la pose dans l’espoir de moissonner les like sur les réseaux sociaux se cachent du vécu, de la sueur et de l’effort, plaide la fouineuse émerveillée en une série d’anecdotes, de faits inusités et de portraits.
« L’autre fois, quelqu’un me disait : “On dirait que ta signature, c’est d’aller interviewer des gens tellement pas à la mode qu’ils sont indémodables” », lance-t-elle à la blague, résumant par le fait même l’essentiel de sa démarche, qui rend ses lettres de noblesse au mot « vrai », pourtant malmené par les publicitaires et autres faux-monnayeurs de l’authenticité-marque-déposée.
« Je pensais au départ que c’était un projet différent de Québec Western [le livre qu’elle a cooécrit avec Marie-Hélène Taschereau et Jacques Blondin au sujet de la culture country], mais pas du tout. Les gens que je présente dans Montréal toujours s’en foutent, des autres. Ils se disent : “On fait ça de même. On met tout le temps de la moutarde, on le coupe tout le temps en deux, notre sandwich. Ça va être ça, pis si t’es pas content, il y en a d’autres, restaurants” », explique-t-elle en évoquant le Wilensky’s Light Lunch, historique dinette du Mile-End.
« C’est ce que j’aime des cow-boys, et c’est ce que j’aime de ces gens : ils ont tous un côté nonchalant, même s’ils sont très travaillants. Ils sont passionnés, ils s’écoutent et ils ne se laissent pas influencer. »
Personne ne vient de Montréal ?
Malgré Instagram qui universalise, pour le meilleur et surtout pour le pire, notre rapport à la beauté urbaine, Montréal toujours parvient à proposer des images épargnées par le tourisme de masse, comme celles du truculent perruquier André Marchand ou du luthier Jules Saint-Michel.
Le mythique, évidemment, est toujours plus mythique lorsqu’il n’est pas revendiqué comme tel. Exemple. « Le producteur de Lady Gaga téléphone chez PSC Tattoo, raconte l’auteure. Il voulait que Lady Gaga aille s’y faire tatouer. Les gars de PSC ont regardé leur agenda et ont répondu : “Malheureusement, notre semaine est complète, on ne peut pas annuler les rendez-vous de nos clients, c’est notre monde.” Le plus fou, c’est qu’ils ne voulaient pas que je mette cette anecdote-là dans le livre, parce qu’ils ne voulaient pas avoir l’air de se vanter. »
Montréal toujours apporte par ailleurs de l’eau au moulin de l’adage — forcément faux — voulant qu’aucun Montréalais ne soit né à Montréal. Immigrants roumains, russes, grecs ou hongrois relatent ici leur propre version de l’American Dream. « Il y aurait eu tout un livre à faire sur les institutions juives », assure Melissa.
Mais c’est à Maxi Fernàndez, propriétaire de la Salsathèque, que revient le mot de la fin. Avez-vous déjà songé à quitter Montréal ? demande-t-on à cet Espagnol d’origine, arrivé en 1966, chez qui les Montréalais se brassent le bonbon depuis 1980. « Oh non, jamais ! Montréal, ce n’est pas que ma ville. Montréal, c’est ma province. Montréal, c’est mon pays. »