Qui perd gagne

Premier roman réussi pour Stéphane Larue, qui se révèle en formidable observateur urbain
Photo: Pedro Ruiz le devoir Premier roman réussi pour Stéphane Larue, qui se révèle en formidable observateur urbain

Dans un chaos d’ordres lancés, de bruits de casseroles et de vaisselle sale, d’odeurs de friture et de transpiration, de signaux de détresse et d’amitiés instantanées, le premier roman de Stéphane Larue est une plongée en apnée dans un univers peu connu.

Un peu comme on a l’impression, lorsqu’on lit certains passages de Moby Dick, d’être sur le pont grouillant du Péquod, aux premiers rangs du spectacle du courage et de la folie, la narration immersive et tourbillonnante est ici une expérience en soi. Le résultat est parfois à couper le souffle : cinq cents pages fiévreuses qui nous emportent quelque part entre Le joueur de Dostoïevski et le Kitchen Confidential d’Anthony Bourdain.

Côté décor, Le plongeur nous jette dans la frénésie des entrailles chauffées à blanc d’un restaurant de Montréal au début des années 2000. Mais il nous enfonce surtout, bien plus profondément encore, dans la conscience affolée d’un garçon d’une vingtaine d’années aux prises avec une dépendance au jeu, prisonnier de ses mensonges, de sa solitude, de ses dettes et de son aveuglement.

Étudiant en graphisme au cégep du Vieux-Montréal, passionné de musique métal (dont il sera aussi beaucoup question), issu d’une famille de la classe moyenne de Longueuil, Stéphane — le narrateur — s’est sauvé de son dernier appartement sans payer les trois mois de loyer en retard qu’il devait à son coloc. Il habite chez un ami en attendant de pouvoir se refaire et flambe en trois semaines les 2000 $ que les membres d’un band métal lui avaient donnés pour concevoir et faire imprimer la pochette de leur premier disque.

Tout ça a été avalé, en même temps que son amour-propre, à coup de gorgées de bière et de billets froissés dans des machines de vidéopoker.

Un ange gardien

 

Mis au pied du mur, Stéphane va postuler sans trop réfléchir un emploi de plongeur à La Trattoria, un restaurant plus ou moins huppé de l’avenue du Mont-Royal. Parmi ses nouveaux collègues de travail, Bébert, aide-cuisinier et personnage plus grand que nature qui va vite se prendre d’affection pour lui. « Il ressemble à Frank Black qui jouerait Kurtz dans Apocalypse Now, mais aussi un peu à un bouddha sur le speed. »

Figure tutélaire et délinquant sympathique, pas tellement plus vieux que lui, Bébert est un mélange de grand frère passé par là et d’ange gardien, de guide et d’interprète. Un ancien bum de la Rive-Sud qui semble avoir le coeur à la bonne place. Suffisant pour faire contrepoids à la fascination glacée du jeune plongeur pour Greg, un busboy voyou qui semble tremper dans le crime organisé. C’est en grande partie le suspense dans lequel nous entraîne le roman, tandis qu’on observe le jeune homme vaciller lentement entre la perte et la rédemption.

« Tout ça m’occupait la tête. Étrangement, j’avais l’impression de reprendre le contrôle sur ma vie. » Pendant quelques semaines intenses, à l’approche du temps des Fêtes, le restaurant va ainsi devenir une sorte de sanctuaire, raconte-t-il. Malgré l’intensité folle, les magouilles et les trafics louches, c’était un monde où quelques heures par jour les dettes de jeu n’existaient plus. Pas plus que son manque de confiance en lui, ses échecs amoureux répétés ou les travaux en retard au cégep.

Justesse du flou

 

Avec ce premier livre plus que solide, thriller existentiel autant que roman d’apprentissage, Stéphane Larue donne vie avec beaucoup de justesse à la frontière floue qui sépare des mondes qui ne s’opposent pas vraiment. Le bien et le mal, les dealers et les consommateurs, le jour et la nuit. Ceux qui perdent et ceux qui gagnent.

Quinze ans plus tard, alors qu’il travaille encore dans la restauration, mais en salle, de l’autre côté du miroir, le narrateur va croiser Bébert, perdu de vue depuis longtemps. C’est l’étincelle qui lui fera revisiter son passé et mesurer en un éclair tout le chemin parcouru depuis — même par ceux qui ne semblent pas avoir avancé.

Sobre et minutieux, Stéphane Larue, né en 1983 à Longueuil, se révèle comme un formidable observateur urbain, ouvrant grand les oreilles et les yeux sur un monde changeant et insaisissable.

À la façon d’un Nelson Algren, passionné lui aussi par le jeu et l’alcool, il jette avec Le plongeur un regard tendre sur le côté moins givré des nuits de Montréal, qu’il illumine par des éclairs de poésie. Un poste de plonge dévasté ? « Le gun à plonge pendait au-dessus du dish pit comme le cou brisé d’un dindon géant. » Un bar de danseuses ? « Sur le stage, une blonde aux seins refaits glissait le long du poteau, la tête en bas, ses cheveux bouclés ondulant comme des algues, les jambes raides comme les branches d’un compas qui tracerait les paraboles d’un calcul absurde. »

C’est dans cet univers cru et sans joie — mais pas sans beauté noire — que le lecteur avance sur les pas du protagoniste, à l’aveugle, le motton dans la gorge. Poignant et magnifique.

Le plongeur

Stéphane Larue, Le Quartanier, Montréal, 2016, 520 pages

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