Far West en territoires nord

Comment le territoire façonne-t-il une écriture, une identité ? À l’aube de la sortie de son nouveau roman, Autour d’Éva, le romancier Louis Hamelin arpente un début de réponse depuis la reine des Cantons-de-l’Est, d’où il continue de fantasmer l’Abitibi par la littérature.
Entre Montréal et Sherbrooke, le paysage revêt le manteau dont on drape les conversations automnales lorsqu’elles atteignent leur degré zéro. « C’est beau, les couleurs, non ? » Louis Hamelin apparaît dans la cour arrière de son bungalow. Après un café et une Camel — qu’il accepte à titre d’ancien fumeur — il explique qu’il avait encore, après la publication en 2010 de La constellation du lynx, un roman abitibien dans la peau.
Avec Autour d’Éva, son nouveau roman à paraître le 25 octobre prochain, il tenait à raconter l’histoire d’un groupe d’écologistes qui s’oppose à un projet de développement immobilier. « Je suis allé chercher l’idée près de mon bled natal, en Mauricie. Un promoteur “flyé” a ensuite inspiré le personnage de Lionel “Le lion de l’Abitibi” Viger. »
On accède au bureau de l’écrivain par une porte derrière la maison. Une bibliothèque contenant des ouvrages consacrés aux événements d’Octobre est installée près de sa table de travail. Une photo d’Hemingway. Beaucoup de littérature américaine. « J’étais déjà branché dans un rapport à la nordicité et à l’Amérique. Le territoire et le Nord sont des aspects indéniables de mon imaginaire. »
Établi en Estrie depuis cinq ans, l’auteur est désormais contraint de fantasmer ce Nord à travers le prisme de la littérature. « Mon propre périple en Abitibi, où je suis allé pour vivre avec une femme, est sans contredit ce qui se rapproche le plus d’une sorte d’exil. Je m’y suis retrouvé dans la situation de Samuel Nihilo [son alter ego dans La constellation du lynx], tout seul dans une maison en pleine forêt, obsédé par mon projet. »
Quelques briques d’Hunter S. Thompson (« docteur ès gonzo », auteur de Las Vegas Parano) et de Gore Vidal (essayiste, dramaturge, romancier et scénariste dont la célèbre querelle qui l’opposa au commentateur conservateur William F. Buckley Jr a récemment inspiré un documentaire) ressortent du lot de livres « encabanés » dans son sous-sol.
Percevoir les ponts
Quel effet peut donc avoir un territoire sur la manière dont on écrit ?, lui demande-t-on, en montrant du doigt Vidal, qui coula ses vieux jours en Italie, perchoir à partir duquel il pouvait observer l’idiot du village élu président des États-Unis en 2000. « Le rapport à la territorialité me fascine. Les écrivains américains ont cette faculté de faire exister la moindre petite ville du Midwest. On n’a pas beaucoup ça dans notre littérature, bien qu’on voie poindre depuis quelques années des romans du Grand Nord, comme Nirliit [de Juliana Léveillé-Trudel] ou Panik [de Geneviève Drolet]. »
Un peu comme Gilles Carle et Pierre Harel avant lui, Louis Hamelin perçoit un pont entre le Far West américain et l’Abitibi. Inconscient de l’effet de miroir, en début de projet, l’auteur s’est rendu compte que son roman reposait finalement sur l’interaction entre quatre personnages, dont les caractères se rapprochent de ceux des protagonistes du classique de Sergio Leone, Il était une fois dans l’Ouest.
Aux figures imaginées par Dario Argento et Bernardo Bertolucci et incarnées par Claudia Cardinale, Charles Bronson, Henry Fonda et Jason Robards, il oppose par symétrie un autre quatuor formé par Dan Dubois, Lionel Viger, Éva Sauvé et Stanislas Sauvé, les personnages de sa nouvelle création.
Le PQ en filigrane
Le lauréat du Prix du gouverneur général pour La Rage (1989) juge les écrivains québécois trop mous lorsqu’il s’agit de parler de figures politiques. « Nos romanciers, en général, ne sont pas de bons commentateurs de la vie politique, ce qui fait qu’il faut se fier aux observateurs professionnels. » Exit, donc, les émules québécois de Joan Didion, Philip Roth ou Don DeLillo – lesquels ont tous fait de la politique le point central de leurs oeuvres – si l’on suit la logique d’Hamelin.
« L’un des aspects que je voulais aborder est la relation entre la politique et l’argent. Dans le roman, en filigrane, il y a la montée et l’arrivée au pouvoir du Parti québécois. » On suit donc la manière dont « le parti des idées », qui a porté les rêves de pratiquement deux générations, a fini par devenir un parti relativement « électoraliste » comme les autres.
Dans Autour d’Éva, où il pique d’une verve gouailleuse autant les écolos se situant « entre le bolchevisme et la social-démocratie » que les « fleurons » du Québec inc., Louis Hamelin propose une réflexion au sujet des marionnettistes et autres rois nègres des régions rurales : « La vraie mainmise sur l’économie d’une ville comme Baie-Comeau ou Rouyn-Noranda, c’est la chambre de commerce et tous ses affiliés. »
Considérant tout cela, le Québec ne se prêterait-il pas au genre de récit politique qui a fait la renommée d’écrivains américains comme Philip Roth et Norman Mailer ? « Le Québec est immense, territorialement parlant, mais, en même temps, comme société, nous sommes petits. Et, dans les petites sociétés, on est parfois frileux lorsqu’il s’agit de dépeindre la politique. »
Pour illustrer son point de vue, Louis Hamelin pourra toujours compter sur ce fabuleux paltoquet qu’est son Lionel Viger, dans Autour d’Éva, sorte d’Elvis Gratton intelligent au service du grand capital. « Je voulais que ce personnage de fiction soit une bébitte, un petit gars qui a fait fortune et qui revient dans son coin de pays en gros bonnet. Un parvenu qui se perçoit comme un rêveur, voire un poète. »
Personnage de fiction, vraiment ? Et dire que la poésie envahissait récemment l’Assemblée nationale…
Vitrine du livre — Autour d’Éva, Louis Hamelin

Autour d’Éva
Louis Hamelin
Boréal
Montréal, 2016, 424 pages
Campé dans l’Abitibi qui portait La constellation du Lynx, le neuvième roman de Louis Hamelin s’articule autour d’une communauté où les uns vantent les retombées d’investissements « dans une économie qui en arrache », tandis que les autres savent déjà que les porteurs d’eau deviendront des porteurs de sacs de ciment « mais seront toujours des porteurs ». En filigrane se joue l’avenir d’un Québec perplexe face à son entrée dans l’histoire. Éva Sauvé, Montréalaise d’adoption, quitte la ville pour aller vivre au chalet de son père, rédacteur en chef du Colon, un hebdomadaire financé par des entrepreneurs favorables aux projets du promoteur immobilier Lionel Viger. Le désir de débrancher qui anime Éva s’essouffle lorsqu’elle adhère à un mouvement contestataire dirigé par l’activiste et documentariste Dan Dubois. Le tour de force de Louis Hamelin réside en ce fait qu’il rend compte, avec un humour caustique, du pire chez chacun, question de mieux rappeler, au final, que le roi est nu.