Biographie pour la résurrection d’une profane

Vingt-cinq ans après sa publication au Canada anglais, la biographie d’Elizabeth Smart, née à Ottawa à 1913, paraît en traduction. Ce délai est à l’image de la vie de l’écrivaine, dont le premier roman, À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré, n’aura été traduit et publié en français qu’en 1993, soit 48 ans après sa parution à Londres en 1945, elle-même pratiquement passée sous silence avant qu’il ne soit réédité en 1966, et en 1975 aux États-Unis. Ce n’est qu’en 1982 qu’elle sera publiée au Canada, qui la découvre alors qu’elle a près de soixante-dix ans ; il est vrai que l’auteure a préféré habiter l’Angleterre. Sa vie reste marquée par cet immense décalage entre la production et la réception de son oeuvre, nettement avant-gardiste : s’éloignant du réalisme, ses romans sont empreints de poésie.
Fille d’une famille de la haute bourgeoisie de la capitale, elle échappe à son destin de fille riche et mène sa vie à sa manière, dérogeant à toutes les conventions de sa classe sociale. Ses années de jeunesse la voient parcourir le monde, frayant avec peintres et artistes — elle rencontre Diego Rivera —, se retrouvant dans un ménage à trois au Mexique, hippie avant la lettre. La légende veut qu’elle soit tombée amoureuse de George Barker en découvrant un de ses recueils de poésie, dans une librairie londonienne, en 1937. Leur rencontre survient trois ans plus tard. Ils connaîtront un amour passionné et auront ensemble quatre enfants, même si Barker est marié et qu’ils n’habiteront pour ainsi dire jamais ensemble, sauf pour de courtes périodes. Elizabeth cache sa première grossesse à ses parents et va se réfugier dans un village perdu de la côte ouest pour accoucher. C’est à ce moment, en 1941, qu’elle termine son roman, qui ne sera publié qu’en 1945. Sa mère trouve le roman indécent (« elle le voit comme le compte rendu de “l’érotomanie” d’une jeune femme indocile qui est disciple d’Henry Miller ») ; elle brûle son propre exemplaire de By Grand Central Station I Sat Down and Wept ainsi que les six seuls autres diffusés au Canada, tout en faisant des pressions pour que le livre n’y soit plus exporté. On aura remarqué que le titre détourne un verset biblique : réécriture profane qui comportait sa charge provocatrice pour l’époque, surtout appliquée au récit d’un amour adultère.
Difficile reconnaissance
Elizabeth Smart souhaitait consacrer sa vie à l’écriture ; son statut de mère monoparentale l’en détourne. Vivant dans des conditions difficiles, elle écrit dans divers magazines pour subvenir à ses besoins. De son côté, George Barker aura quinze enfants avec plusieurs femmes, sans jamais cesser d’écrire. Si elle expérimente directement cette inégalité, ce n’est qu’au milieu des années 1960 qu’elle prend la parole pour la dénoncer, consacrant plusieurs articles à l’invisibilité des femmes écrivaines. En 1970, elle écrit dans son journal : « [George] a consacré sa vie entière à l’écriture, sans se laisser distraire par l’amour ou les autres. Ou alors il s’en est servi pour nourrir son art. » Plus tard : « Le ventre est un bagage encombrant. » Libérée du fardeau maternel, elle publie quatre recueils de poésie dans les années 1970 et 1980. Une tournée littéraire au Canada, en 1982, la laisse amère et insatisfaite ; elle qui aime boire et parler de poésie toute la nuit trouve trop policés les milieux littéraires et universitaires qui l’accueillent. Elle leur préfère L’arrogance des vauriens, titre d’un poème publié en 1951, qui sera intégré au roman éponyme paru en 1977. Elle meurt en 1986.
« Chaque génération éprouve, semble-t-il, le besoin de revenir à cette femme difficile, ardente exemplaire et seule », écrivait Lori Saint-Martin en ces pages en 2002. Si cette biographie peut amener une nouvelle génération à la lire, il se pourrait bien que ses livres ne meurent pas, ce qui serait une belle revanche.