Quand le rêve tourne au cauchemar

Du sang, de la sueur, du vomi. Les suicidés d’Eau-Claire compte peu de chapitres dans lesquels ses personnages ne saignent pas, ne s’inquiètent pas de leurs profuses transpirations ou ne crachent pas leurs entrailles. Ça pue, ça reflue, ça suinte, dans ce premier roman d’Éric Mathieu, qui ouvre une troublante expérience olfactive.
Humez un instant le capiteux parfum du désespoir ordinaire. « Le nouveau four électrique descheminées de l’usine d’Eau-Claire, censé réduire les émissions nocives […] », ne fonctionne pas. « Omniprésente dans l’air, une odeur de pneu brûlé et, derrière celle-ci, une odeur plus sournoise, plus singulière encore ; une odeur de chair brûlée, de porc calciné. »
Jean-Renaud Corbin a toujours été honteux que son père travaille à l’usine, incarnation de chair et de crasse de l’horizon bouché que réserve cette commune déliquescente de la vallée de la Moselle aux fils d’ouvrier de son genre.
La tempétueuse Camille Vanier devient son passeport vers un ailleurs à la hauteur de l’image qu’il se fait de lui-même. « Elle fume des Virginia Slims avec une remarquable élégance. Elle rit discrètement », écrit Éric Mathieu au sujet de cette sulfureuse petite bourgeoise, à la fois piochée dans le cinéma de la Nouvelle Vague et chez Jeffrey Eugenides.
Le mariage à peine prononcé, le couple se pousse à Londres, puis aux États-Unis, puis au Canada, puis en Australie. Réinvention complète. Leur fille, Sybille, ne connaîtrait absolument rien de la culture française si ses parents ne rentraient pas au pays après des années d’exil, pour s’installer à nouveau dans cette ville qui « n’a plus d’âme parce qu’elle ne sait plus ce qu’elle a été et […] ne sait pas très bien ce qu’elle va devenir ».
Jean-Renaud, lui, devient de plus en plus irascible à mesure que tout le monde refuse de l’embaucher et que les voix s’amplifient entre ses deux oreilles. Enfoncera-t-il vraiment, par un bucolique matin, la lame de sa hache dans le cou de la voisine, Madame Cheneuse, comme on glisse « un couteau dans du saindoux » ? Pourquoi sa femme, figure bovarienne s’abîmant dans l’alcool et dans l’oeil concupiscent des autres hommes, perd-elle sans cesse connaissance ? Pourquoi personne ne prend-il la défense de Sybille, à qui ses camarades de classe font bouffer de la terre ?
Procès à charge contre l’asphyxiant no future d’une société viciée par l’aridité de son imaginaire, Les suicidés d’Eau-Claire est un roman à l’écriture dentelée et vénéneuse, complètement ensorcelé par la mort. Cette mort est perçue comme la seule issue qui reste pour échapper à la dureté du monde, une fois que la drogue cesse de faire son effet, que l’amour se sauve et que la possibilité illusoire d’échapper à soi-même se dissipe sous la lumière de la réalité.
En liant la terreur qu’endure Sybille à l’opprobre dont est l’objet son père parce qu’il a tourné le dos à sa patrie, Éric Mathieu rappelle rageusement que le capitalisme n’est souvent qu’un système normalisant la cruauté des violences de l’enfance.
Avec une mutine colère, d’une beauté très adolescente, cette chronique enténébrée de la toxicité mortifère du rêve occidental a la sagesse de ne pas suggérer qu’il suffit de s’enfuir pour devenir quelqu’un d’autre. Elle a aussi la lucidité de ne pas nier qu’il existe encore trop de ces lieux où même les livres, précieux refuges de Sybille, ne peuvent triompher de cet avenir étriqué dont on hérite de père en fils.