Simon Liberati, de sang-froid

A-t-on vraiment envie de voir du sang partout ? Après l’attentat terroriste du 14 juillet dernier à Nice, l’auteur de California Girls s’est mis à douter du bien-fondé du sixième roman qu’il s’apprêtait à lancer. « Je me demandais si je n’allais pas déclencher un tollé », souligne Simon Liberati rencontré récemment à Paris.
C’est comme si on assistait en direct, un soir d’été de 1969, à l’assassinat de Sharon Tate, alors enceinte de huit mois, et de ses amis. Aucun détail ne nous est épargné concernant cette boucherie qui n’a laissé aucun survivant parmi les occupants de la villa de Los Angeles que l’actrice et son mari, le réalisateur Roman Polanski, avaient acquise depuis peu.
Le massacre perpétré par les membres de la secte hippie du gourou psychopathe Charles Manson est reconstitué de façon clinique, presque maniaque par Simon Liberati. Les images qu’il offre de l’acharnement dément des bourreaux à l’égard des victimes expirant en se vidant de leur sang sont à la limite de l’insoutenable.
L’auteur lui-même convient qu’il était dégoûté au moment d’écrire ces scènes, les premières qu’il a couchées sur le papier, avant de décider d’étendre son roman sur 36 heures, avec des allers-retours dans le temps, pour permettre de comprendre dans quel contexte ce carnage a été commis. « Ça a été très éprouvant pour moi de décrire ces meurtres. Je me souviens d’avoir dit à ma femme, Eva : “voilà, il ne me reste plus que Sharon à faire”… Comme si c’était moi qui commettais tous ces meurtres. »
Il a pris le parti de se mettre dans la peau des assaillants, principalement des girls soutenues par le seul homme de la « famille » Manson présent sur place. « Comme il y avait trois filles pour un mec, c’est elles qui sont devenues les héroïnes naturelles du livre », précise-t-il.
Simon Liberati avait 9 ans à l’époque de ces assassinats sanglants qui ont donné lieu à un procès retentissant qui a sonné le glas de l’utopie flower power. Parmi les images médiatiques qui l’avaient frappé, outre celle de Roman Polanski descendant d’avion lunettes noires sur le nez pour aller identifier le corps de sa femme et de leurs amis, il y a celle-ci : « Les filles riant et chantant en se dirigeant vers le couloir de la mort, puisqu’elles avaient été condamnées à mort dans un premier temps, la peine capitale n’ayant pas encore été supprimée en Californie. »
Bourreaux et victimes ?
On en vient à voir les filles de California Girls non seulement comme des meurtrières, mais aussi, malaise, comme des victimes. C’était là un des soucis premiers de l’écrivain, qui a développé de son propre aveu au fil des ans un véritable fétichisme pour tout ce qui concerne la « famille » Manson, et en particulier ses filles.

Le gourou du mal, qui a commandité les meurtres du 8 août 1969, ne l’a jamais passionné, confie-t-il. « Manson était un psychopathe qui avait fait 15 ans de prison, c’était un récidiviste, un ancien proxénète qui est arrivé au printemps des fleurs et qui a construit sa petite secte avec des filles principalement, jeunes en général, et qu’il a dressées pour être autour de lui. »
Les premières victimes demeurent aux yeux de l’écrivain les morts qui ont été massacrés. Mais sa compassion va aussi aux filles manipulées par Manson. « Quand elles rencontrent cet homme qu’elles prennent pour le Christ, elles se vouent à lui avec le manque de sens critique qui pouvait être celui des femmes d’avant 1970. Elles avaient eu une éducation extrêmement classique, la plupart sortaient de milieux aisés, sauf une qui était déjà une petite délinquante. Elles n’auraient jamais commis ces crimes, elles n’ont pas le profil du tout. Donc ce sont de vraies victimes qui ont été embarquées dans une histoire qui les a détruites. »
Étrangement, tuer, pour elles, était vu comme une chose positive, explique Simon Liberati. « Quand elles ont tué, dans un délire qui était quand même aggravé par les substances qu’elles prenaient, tuer, c’était donner la vie, et aider le plan de Manson qui était de déclencher une guerre raciale entre les Noirs et les Blancs. »
L’auteur, archi-documenté, précise aussi que, si les filles font partie de l’attaque, au moment où il faut achever les victimes, c’est le gars qui les accompagne qui s’y colle : « Parce qu’il a la force nécessaire. Il y va avec la baïonnette, avec le revolver et la crosse du revolver… tandis que les filles sont mal armées, elles n’ont que de petits couteaux, et elles ne sont pas habituées à tuer. »
Réalisme hyperréaliste
S’il lui importait de tenter de comprendre pourquoi et comment elles en étaient arrivées là, montrer sans filtre leurs corps à corps avec les victimes s’est aussi avéré une nécessité à ses yeux.
« Pour moi, explique-t-il, le véritable sujet du livre c’est la phénoménologie du meurtre, c’est-à-dire : essayer de reconstituer ce que c’est une agression physique vécue du côté de l’agresseur et vécue du côté de la victime, et montrer comment s’entremêlent les subjectivités au moment où les corps s’entremêlent et que la violence a lieu. »
Un réalisme hyperréaliste. C’est ce qu’il dit vouloir pratiquer quand il écrit : « J’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose à prendre du nouveau roman, c’est-à-dire cette observation du détail qu’on trouve chez Robbe-Grillet, Butor ou Sarraute. » Sauf que, pour lui, il s’agit d’appliquer cette pratique au service d’une narration plus classique, qui raconte vraiment quelque chose.
Il avait déjà tenté le coup avec Jayne Mansfield 1967, qui lui a valu en 2011 d’être sélectionné pour le Goncourt et d’obtenir le prix Femina. Il retraçait pas à pas dans cet ouvrage l’accident spectaculaire qui a coûté la vie à la star à la perruque blonde. Déchue, droguée, alcoolique, Jayne Mansfield serait-elle devenue célèbre sinon ? Chose sûre, convient Simon Liberati : « Cette mort terrible est rentrée dans la légende de Jayne. »
Quant à Sharon Tate, elle avait fait quelques films, elle voulait devenir actrice. « Mais qu’est-ce qui a fait d’elle une star, véritablement ? », demande l’écrivain, avant de conclure : « C’est triste à dire, mais c’est sa mort. »
