Leçon de ténèbres

Le goût des autres, c’est ce lieu où un auteur lit, commente ou critique l’oeuvre d’un autre qui l’inspire et à qui il voue une très grande admiration. Aujourd’hui, Samuel Archibald relit l’un de ses romans fétiches, Les enfants du sabbat d’Anne Hébert.
Elle est ma night-mère. Elle fait partie d’un triumvirat d’écrivains qui ont allumé chez moi l’étincelle d’une vocation. C’est toujours avec elle ou contre elle que j’écris. Il y a longtemps que je l’aime, même si ce n’est pas d’un amour aveugle.
L’écriture d’Anne Hébert me semble écartelée entre deux pôles. Et si son oeuvre est nourrie de cette ambivalence, je suis moi-même plus attiré vers l’un que vers l’autre. D’un côté, il y a la tentation de la virtuosité et de la maîtrise, qui s’incarne dans l’élégance du style et des structures ; de l’autre, il y a le pouvoir de l’excès, qui s’exprime autant par la violence des thèmes que par une volonté de dynamiter ponctuellement le caractère trop soyeux de l’écriture. Ces deux courants traversent toute l’oeuvre poétique et romanesque, comme si Anne Hébert avait constamment gardé vivantes en elle à la fois l’image future d’une vieille femme très digne, poétesse-lauréate et presque lieutenante-gouverneure, et celle, fantasmée, d’une fillette espiègle et rebelle, « hirsute, pouilleuse et barbouillée de mûres ». À une extrémité du spectre, l’écriture d’Anne Hébert m’apparaît parfois un peu indolente dans sa beauté lisse. À l’autre bout, elle m’étourdit et elle m’enivre. J’ai aimé Kamouraska et Les fous de Bassan, mais Les enfants du sabbat est le livre auquel je reviens toujours, inlassablement. Comme soeur Julie de la Trinité, je suis obsédé par le souvenir d’une cabane dans les montagnes où s’agitent, comme des ivrognes ou des dieux grecs, Philomène et Abélard, la sorcière et le survenant, amants maudits et magnifiques, bootleggers, squatters et nomades.
Joyeux bordel et étrange couvent, baroque et noir, immense faute de goût (scandaleuse à la fois d’être épouvante et d’être farce), d’un érotisme cruel et dérangeant, Les enfants du sabbat est le coeur noir de l’oeuvre, le roman de la démesure et de l’excès qui se trouvent exprimés jusque dans la langue, constamment parasitée par un vernaculaire et une vulgarité d’ordinaire absents chez l’écrivaine. Les enfants du sabbat est le roman d’Anne Hébert qui chouenne et qui sacre, peuplé de genses et de verrats, qui boivent de la bagosse et mangent des patates pourrites, où les femmes parlent d’accoucher comme de « chier des briques » et s’éloignent en prenant soin de ne pas glisser dans la slush. Les enfants du sabbat est aussi son roman à la construction la plus chaotique, dictée par une voix narrative qui s’exprime, sans rime ni raison, tantôt au présent et tantôt au passé, tantôt au « je », au « nous » ou au « elle », dans une valse déréglée qui ne trouve jamais d’équilibre. Il est finalement, de loin, le roman le plus trash d’Anne Hébert. Celui où elle nous invente un passé païen et met son imaginaire au diapason de la culture populaire d’alors, éprise d’occultisme façon Rosemary’s Baby et The Exorcist. Voilà ce couvent de bonnes soeurs assailli par cette jeune novice que ses visions nous révèlent sorcière, fille du Diable, possédée du démon, mais aussi marquée et violée. Les dames du Précieux-Sang ne sauront triompher de cette furie et moi non plus, je ne sais, depuis 20 ans, comment lui résister.
Mathieu Arsenault écrivait récemment : « l’histoire culturelle ne conserve en général que ces oeuvres qui posent une question, assurément pas celles qui sont mieux écrites ou “plus maîtrisées” que les autres ». Je crois qu’il a raison et je sais que c’est vrai de mon rapport à ce livre. Je reviens plus souvent aux Enfants du sabbat qu’aux oeuvres de maîtrise d’Anne Hébert parce que j’y trouve une énigme entêtante. Je ne sais pas quoi faire de Philomène et Abélard, je ne sais pas comment les comprendre.
Il est facile de reconnaître dans le couvent des dames du Précieux-Sang une métaphore d’un ordre socio-religieux révolu et, au-delà, la manifestation plus abstraite d’un principe de discipline et de contrôle : le panoptique (cher à Foucault). Le couvent est l’autorité écrasante, la pensée mortifère, la surveillance continuelle, le pacte social fondé sur la négation : « Nous sommes liés par les promesses et les interdictions. […] Nous sommes tenus par la crainte du péché et la peur de l’enfer. » Une bonne dizaine de lectures plus loin, je n’arrive pas à trouver ce que représente la cabane dans les montagnes. Que veulent dire ces deux figures d’ogres rieurs, Philomène et Abélard, démons pleins de vie, mais aussi homicides et incestueux ? Pourquoi la voix narrative persiste-t-elle si longtemps, durant tout le roman en fait, à nous les présenter sous un jour relativement positif et tendre ? Pourquoi évoquer comme de « merveilleuses paroles » les dits de la mère, prostituée et sorcière, qui surnomme sa fille « ma petite cochonne, ma petite salope, ma crotinette, mon enfant de nanane à moi » ? Que signifie que d’épouser la voie des amants damnés constitue pour Julie la seule façon de s’ériger contre l’ordre établi ? À quoi, dans notre histoire (ou dans toute histoire), ces deux figures grotesques et inquiétantes peuvent-elles bien faire écho ?
Je cherche encore aujourd’hui. Plus je vieillis pour la comprendre, plus j’ai l’impression qu’il y avait de grands réservoirs de colère et de révolte chez cette dame si discrète, qui parlait du bout des lèvres mais écrivait avec de la foudre et du brisant. Je vois dans Les enfants du sabbat l’invitation d’une anarchiste du dimanche, qui enjoint, contre toute autorité, à faire l’expérience d’une liberté terrible et à respirer pour une fois, à pleins poumons, « l’air merveilleux de ce monde ».