Le passé antérieur

À Cap-Haïtien, le 2 février 1986, les Haïtiens manifestent contre Duvalier, peu avant le coup d'État militaire du 7 février 1986.
Photo: Bob Pearson Agence France-Presse À Cap-Haïtien, le 2 février 1986, les Haïtiens manifestent contre Duvalier, peu avant le coup d'État militaire du 7 février 1986.

René Depestre, l’un des plus célèbres parmi les poètes et romanciers haïtiens contemporains, dont l’oeuvre s’échelonne sur une cinquantaine d’années, est établi en France depuis 1980 après s’être exilé en Europe de l’Est, en Amérique du Sud et à Cuba. Lui qui avoue volontiers avoir deux fers au feu, le créole et le français, vient de publier, à 89 ans, Popa Singer, un récit- témoignage sur les années du duvaliérisme, ces temps obscurs de l’histoire d’Haïti.

Dans son Anthologie personnelle (Actes Sud, 1993), celui qui se dit un « nomade enraciné » déclare avoir dû à un certain moment faire le deuil des illusions de sa jeunesse. Parmi ses ouvrages les plus connus, mentionnons, en plus de ses nombreux recueils de poésie, les essais Bonjour et adieu à la négritude (Laffont), Le métier à métisser (Stock), ainsi que les romans Le mât de cocagne, Alléluia pour une femme jardin, Éros dans un train chinois et Hadriana dans tous mes rêves (tous chez Gallimard), pour lequel il a reçu le prix Renaudot en 1988. En 1995, un film lui a été consacré, réalisé par Jean-Daniel Lafond, Haïti dans tous nos rêves.

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Dans son dernier roman, un poète, Richard Denizan, revient au pays après des années d’absence. Il y retrouve sa famille et sa mère, surnommée Popa Singer parce qu’elle gagne sa vie grâce à une machine à coudre achetée d’un commerçant allemand qui avait emprunté le nom d’Hugo von Hofmannsthal. Avec la machine venait la présence d’un loa doué de pouvoirs surnaturels.

Le poète, ancien ami d’enfance de Papa Doc, devient vite suspect aux yeux de celui-ci à cause de son allégeance marxiste. Et plus encore parce qu’il refuse un poste important que veut lui confier le dictateur. Duvalier avait tenté sans succès de le convaincre que son intégrisme était « la seule doctrine applicable aux malheurs de ce mini État-nation » et qu’il était lui-même le représentant des « idées neuves et fortes des jeunes gens de 1946 ».

Suit une série de péripéties aux allures de cauchemar. Le poète, d’abord, reçoit la visite des tontons macoutes chargés d’inspecter et de nettoyer sa bibliothèque. Tous ses livres sont considérés comme dangereux, aussi bien Le rouge et le noir que Les armes miraculeuses, Le petit chaperon rouge et Le Petit Prince. Convoqué au quartier général de la police, Richard Denizan apprend qu’il ne pourra quitter Port-au-Prince sans un visa de sortie ou une autorisation spéciale du président.

Les uns après les autres, les membres de sa famille sont forcés de s’exiler. Sa femme d’abord, qui est « invitée » à retourner en Israël, ses frères et soeurs ensuite, victimes des sévices des tontons macoutes et devenus conspirateurs par nécessité. Quant au poète lui-même, admirateur de Che Guevara, il décide à son tour d’aller rejoindre dans les montagnes les maquisards cubains.

René Depestre, qui avoue dans un épilogue intitulé « Mode d’emploi » qu’il s’agit d’un livre écrit il y a quelques années, n’est pas tendre envers son pays d’origine, que son narrateur décrit en ces termes : « Cependant le prodige décolonial des Haïtiens tourna vite au cauchemar : prises d’armes et coups d’État continuels, exécutions massives et sommaires de civils innocents, massacres politiques, éruption de volcan libéral ou de petite vérole nationale, mardi gras bossale ou carnaval créole, pouvoir noir ou pouvoir mulâtre, cela allait revenir au même comme le blanc bonnet bonnet blanc du temps de la colonie […] Notre hapax historique fait du surplace existentiel pour rien. » Ce qui ne l’empêche pas de rêver, comme Popa Singer, d’une panhumanité capable de « défier les vieilles haines mystiques et les missiles de la barbarie ».

Popa Singer

René Depestre, Zulma, Paris, 2016, 154 pages

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