Les couleurs de l’oubli

On aime bien Maud Graham, surnommée Biscuit par son fils adoptif. Femme mûre, lucide, intuitive, elle mène ses enquêtes en écoutant d’abord ce qui se passe autour d’elle plutôt qu’en posant des jugements sur les gens. C’est cette présence aux autres et à la vie en général qui fait qu’on la retrouve toujours avec plaisir.
Ici, dans une histoire qui se lit fort bien au soleil installé dans un transat, mais qui met par contre beaucoup de temps à démarrer, on la verra se questionner sur le vieillissement et la mémoire défaillante de son principal témoin.
Des liens intenses
Il faudra tout de même attendre près d’une centaine de pages avant que le crime autour duquel tourne cette enquête soit commis. Ce ne sont pas des pages perdues, bien au contraire : elles permettent au lecteur de se familiariser avec un personnage extrêmement touchant qui est lui aussi au coeur du récit. Il s’agit de Karl Lemay, un peintre de Québec célèbre à travers le monde pour son traitement de la couleur et la vie qu’il sait insuffler à ses toiles et à ses dessins.
C’est sur l’enfance de Lemay aux États-Unis, prisonnier d’un père violent, fasciste, même membre du Ku Klux Klan, que repose surtout cette longue introduction. Comme si Chrystine Brouillet voulait démontrer que la beauté et la recherche du vrai peuvent surgir aussi des pires environnements, on y voit Lemay trop longtemps victime de son père brutal. Il s’en débarrassera finalement sans le vouloir avant de fuir l’enfer, de traverser la frontière puis de rejoindre le pays d’origine de sa mère, une Beauceronne. Aujourd’hui, célèbre mais sénile, Lemay vit ses dernières années dans la résidence Les Cèdres près de son ami Ludger Sirois, un policier retraité de la Sûreté du Québec. Et il dessine toujours merveilleusement.
C’est non loin de là que Lydia Francoeur, secrétaire administrative de ce nid douillet, est assassinée brutalement. Le lecteur sait dès le départ qui est l’assassin : il s’agit de l’insupportable directeur de la résidence, un fat de la pire espèce, imbu de lui-même. Mais Karl Lemay, qui a assisté au drame, au Bois de Coulonge, en ne sachant réagir que beaucoup trop tard, le connaît lui aussi. C’est autour du danger qu’il représente pour l’assassin, avec quelques pistes semées de-ci de-là et que l’on sait fausses, que tournera le peu d’intrigue et de suspens de cette histoire.
L’intérêt du livre n’est pas dans la découverte du coupable ou des motifs qui l’ont mené à commettre son crime : tout cela est rapidement très clair. C’est plutôt dans la façon d’aborder les personnages et les liens qu’ils entretiennent. L’amitié reliant le peintre Lemay au policier à la retraite est, par exemple, lumineuse. Tout comme d’ailleurs les pages que Brouillet consacre au doux personnage de Lemay et à la façon dont le peintre obtient ses couleurs. Comme Maud Graham, Chrystine Brouillet semble prendre de plus en plus de plaisir à percer les secrets de ses personnages.
Qui s’en plaindra ?