Le temps d’Anne Hébert

Illustration: Tiffet

De son vivant, Anne Hébert aura été élevée au rang de classique. Alors qu’en 2016 le centenaire de sa naissance s’accompagne de colloques, de publications et d’hommages divers, on peut s’interroger : à quoi tient l’histoire d’amour entre Anne Hébert et les Québécois ?

C’est l’histoire d’un jeune séminariste qui ne voulait pas devenir prêtre, mais sa mère en a décidé autrement. De retour dans sa famille pendant un congé, il tue sa mère. Cela s’est passé au début du siècle dernier, dans un petit village beauceron. Un procès a bien eu lieu, mais l’affaire a été étouffée. Tout de même, un bref article a paru dans le journal, à la rubrique des faits divers. À Québec, une jeune femme qui vit encore chez ses parents et se sait poète de toutes ses fibres en prend connaissance. Elle est saisie par cette histoire de matricide. Son imagination, son immense talent et son inconscience (elle ne mesurera pas la violence de la nouvelle qu’elle en a tirée) feront le reste.

Avec Le torrent (1950), Anne Hébert fait ses véritables débuts en littérature. Outre les vers juvéniles du recueil Les songes en équilibre publié pendant la guerre, des contes et des poèmes avaient paru çà et là, dans des revues, tout comme la première partie de la nouvelle du Torrent, deux ans plus tôt. Mais le recueil Le torrent, qui réunit cinq nouvelles dans l’édition d’origine, est le premier jalon véritable d’un parcours littéraire qui, encore aujourd’hui, force l’admiration. Dans la courte histoire littéraire du Québec, cette vie vouée à la littérature à laquelle répond la faveur constante du public est suffisamment rare pour qu’on s’y arrête et tente d’en comprendre les motifs.

Ensemble

 

C’est que la littérature est un pas de deux. Pour le danser, il ne suffit pas d’écrire une oeuvre de qualité, dans la solitude de sa chambre, en plongeant courageusement dans ses remous intérieurs, sans se soucier du goût du jour. Pas plus qu’il ne suffit de remettre cent fois sur le métier les phrases singulières ramenées de telles profondeurs, en y sacrifiant ce qui vous rattache à la vie commune — mariage, enfants, travail salarié, sécurité financière —, il est vrai avec l’immense contrepartie de pouvoir s’accomplir à travers ses dons. Il faut aussi que cette oeuvre trouve son public. C’est la partie la plus incertaine de l’aventure d’écrire. Au nom de ses exigences, Anne Hébert s’est soumise à une telle ascèse, mais elle n’aura jamais été laissée seule dans sa quête. Au fil des décennies, avec des hauts et des bas, selon qu’il s’agissait du Québec faussement immobile des années 1950, confiant des années 1960, joualisant, agité ou âprement féministe des années 1970, adepte du « confort et [de] l’indifférence » des années 1980 ou vide des années 1990, le coup de tonnerre initial des poèmes du Tombeau des rois n’a cessé de se faire entendre et une foule de lecteurs, grande ou petite selon les époques, de se presser à la porte de son oeuvre.

Une séance de signatures était-elle annoncée en librairie ? À Québec, à Montréal, des libraires se souviennent encore d’avoir vu des lecteurs séduits par la grâce de la romancière, des lectrices devenues aussi proches qu’une soeur, s’avancer avec des fleurs ou du chocolat et, intimidés, tendre leur exemplaire de Kamouraska ou du Premier jardin pour y faire inscrire quelques mots. Quelques années plus tôt, à Québec, à la première de la pièce Le temps sauvage, qui à l’époque aura pourtant essuyé sa part de mauvaises critiques, c’est une rumeur admirative et affectueuse qui monte du parterre quand Albert Millaire, qui en signe la mise en scène, fait braquer les projecteurs sur le balcon où se trouve Anne Hébert. À sa mort, en janvier 2000, les registres de condoléances de Montréal et de Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier (où elle est née en 1916, à une trentaine de kilomètres de Québec) débordent de témoignages d’affection, de poèmes, de bouts rimés, qui tous traduisent l’impression de proximité qu’éprouve le lecteur à son contact, dans une distance qu’Anne Hébert aura pourtant toujours farouchement préservée en ce qui la concerne.

De l’Hexagone

La profondeur et la richesse de romans qui semblent surgir autant de la terre natale que du coeur, la force des images poétiques, la puissance d’un univers où la mort et la vie se toisent auront certainement compté pour beaucoup dans le goût des lecteurs pour cette oeuvre. Mais la personne d’Anne Hébert fascine aussi, de même que l’aura de mystère qu’on lui prête, en feignant d’ignorer que celle-ci est d’abord dictée par sa discrétion et nourrie d’une riche vie intérieure décelable à mille signes pour ceux qui l’ont côtoyée. En oubliant aussi qu’Anne Hébert aimait rire et s’amuser. Il est alors tentant de réduire la poète et romancière à une image publique construite au fil d’une pléthore d’entrevues qui auraient tissé le conte d’une vie : l’enfance à jamais préservée, la nature reçue à pleines mains, le théâtre paroissial à Sainte-Catherine, le père critique réputé et guide des premiers pas, les livres dévorés, la poésie comme un appel, l’austère pays, les bons anges de la revue Esprit ou des éditions du Seuil placés sur son chemin, Paris, où anonymement écrire en transportant le Québec en soi, comme un trésor. Puis, dès les années 1960, les prix, la reconnaissance publique, critique, scolaire et institutionnelle, celle-ci d’autant plus grande au Québec qu’elle vient pour une part d’une France à la fois aimée et haïe.

Pourtant, dans ces masses d’entrevues, la pudeur d’Anne Hébert tait presque toujours l’essentiel : le silence, les doutes, les difficultés, les tâtonnements, la crainte de l’inspiration qui pourrait se tarir, du temps qui manquera un jour. Si essentiel d’ailleurs qu’il se laisse voir dans des photos où sa beauté et son sourire radieux accrochent la lumière de Menton, de la Touraine, des quais de la Seine, du fleuve qui s’élargit à Kamouraska ou, de l’autre côté, à Saint-Joseph-de-la-Rive. La lumière du paysage se mêle alors à la sienne, dans la jeunesse comme dans la maturité, et jusque dans la vieillesse, qui semble n’avoir qu’effleuré, et comme à regret, cette petite fille prisonnière d’un corps désormais rétif.

Les femmes d’Hébert


On ferait tout autant fausse route si l’on tentait de s’expliquer la fortune littéraire de l’œuvre d’Anne Hébert par la seule sociologie. Qu’un conte comme Le torrent soit l’expression la plus juste de l’aliénation canadienne-française, comme la critique a pu l’écrire à l’époque ; qu’en vertu de la réflexion de Poésie, solitude rompue, tout un peuple prenne conscience de lui-même et apprenne à nommer le réel, comme on a pu le lire également ; que les Catherine, Élisabeth d’Aulnières, sœur Julie de la Trinité, Flora Fontanges ou les très jeunes Nora et Olivia cherchent toutes à échapper à leur condition de femme, voilà qui peut rassurer ce peuple et les lectrices qui se projettent dans ces personnages féminins. L’œuvre, elle, va son chemin.​
 

Mais que reste-t-il alors si aucune de ces raisons ne parvient à expliquer l’attrait que l’oeuvre d’Anne Hébert continue d’exercer sur des générations de lecteurs ? Question oiseuse. Franchement, explique-t-on la littérature, son élan, sa nécessité, ses fruits ? Le critique, le prof, l’étudiant, le journaliste se lancent en suant à grosses gouttes. Plus heureux, le lecteur ouvre le livre et s’abandonne.

La poésie, les nouvelles, les romans et le théâtre d’Anne Hébert sont disponibles dans les collections « Boréal Compact », « Bibliothèque québécoise » et « Points ». On trouve aussi l’oeuvre complète dans une édition critique en cinq volumes aux Presses de l’Université de Montréal.


À venir

À Montréal, au Marché de la poésie, une journée d’étude sur quelques poèmes d’Anne Hébert est organisée par Antoine Boisclair. Jeudi 2 juin, à compter de 9 h 30, à la maison de la culture Mont-Royal.

À Montréal (centre des archives de BAnQ, 535, rue Viger Est) et à Sherbrooke (Université de Sherbrooke), un colloque international se tiendra sur l’ensemble de l’oeuvre, organisé par Nathalie Watteyne. Les 7, 8 et 9 juin 2016 (entrée libre, mais sur réservation, public spécialisé).


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