S’il suffisait d’aimer Céline

En 1997, la flûte irlandaise de My Heart Will Go On, power ballade arrache-larmes emportant le Jack du Titanic de James Cameron jusqu’à son dernier repos, hante le moindre haut-parleur de centre commercial et de salle d’attente. Alors critique musical au défunt Hour, hebdomadaire culturel célébrant ce que l’underground recèle de plus cool, Carl Wilson a tout pour exécrer Céline Dion, à l’instar de l’ensemble de ses confrères de partout sur la planète qui épluchent les dictionnaires de synonymes en quête de l’ultime formule assassine qui sonne et qui résonne. Au Devoir, Sylvain Cormier affuble la diva d’une vilaine couronne de « princesse Tupperware ». C’est connu : les aversions du vrai de vrai mélomane l’ont toujours autant, sinon davantage, défini que ses engouements.
La victoire de la petite fille de Charlemagne face au chéri du folk de friperies, Elliot Smith, à la cérémonie des Oscar l’année suivante, cristallise la haine de Wilson. La tonitruante voix de la chanteuse québécoise résonne toujours douloureusement entre ses oreilles quand la maison Continuum lui commande, pour sa collection 33 1/3, un livre sur le mauvais goût.
En interrogeant courageusement la réelle nature, parfois très intime, de ses propres passions et allergies musicales, le jeune snob repentant propose, à travers Let’s Talk About Love : A Journey to the End of Taste (2007), important essai enfin disponible en français, une mutine redéfinition de la notion de goût, empruntant entre autres à la philosophie, à l’histoire de l’immigration en Amérique ainsi qu’à divers témoignages. Quelle part de sa répulsion pour madame Angélil peut-il attribuer à son désir de se distinguer des autres, se demande l’auteur, le nez dans les travaux du sociologue Pierre Bourdieu.
« Il devenait de plus en plus difficile à mes yeux de croire que l’underground culturel auquel j’adhérais pouvait devenir une force de changement politique significative », explique le journaliste depuis Toronto, où il habite désormais. « Ce mythe qu’avait charrié le post-punk depuis la fin des années 70 était de moins en moins crédible. Puisqu’il apparaissait de plus en plus évident que mes goûts exprimaient quelque chose de moins profond que je le pensais au sujet de mes sentiments par rapport à la société, il était obligatoire que je sorte de mon petit carré de sable. Ma démarche participait d’un désir de devenir plus mature intellectuellement. »
À Las Vegas, Wilson rencontre de nombreux adorateurs de la tête d’affiche du Ceasars Palace. « J’avais présumé, se souvient en entrevue le journaliste, que ma façon d’écouter de la musique était plus songée que celle des autres, et j’ai constaté qu’au fond, être un fan, c’est être un fan. On crée du sens avec tout et on s’identifie tous à ce qu’on aime de manière semblable. J’ai aussi compris, en m’immergeant dans le monde de Céline, qu’il est impossible de tout saisir rapidement. Explorer n’importe quel nouveau monde demande du temps et de la patience. Les oeuvres que l’on aime d’emblée sont souvent semblables à ce que l’on connaît déjà. »
Le poptimisme, nouveau relativisme ?
L’ouvrage de Carl Wilson aura largement contribué à propulser et à sanctifier le poptimisme, cette posture critique prévalant aujourd’hui dans presque tous les médias culturels anglo-saxons importants, aux yeux de laquelle la pop jadis honnie par le monde (très phallocentriste) du journalisme musical mérite autant de considération que le rock, depuis longtemps canonisé. Pourquoi dépiauterait-on chacune des moindres notes du nouveau Radiohead, tout en levant le nez sur les lascives bombes de Rihanna ?
Pour Thomas Leblanc, chroniqueur, humoriste et fier admirateur de la cadette des Dion, ce changement de paradigme serait sur le point de planter son dernier clou dans le cercueil d’un certain snobisme indissociable de la génération X, historiquement craintive quant à toute forme de sentimentalité (le fonds de commerce de Céline). Il fut une époque où les grungeux qui s’abrutissaient les oreilles de Nirvana ne pouvaient sous aucun prétexte être surpris à se brasser le bonbon au son de Janet Jackson, sous peine d’irrémédiable ostracisme.
« Que Grimes [musicienne canadienne d’abord associée à la marge] cite en entrevue des groupes obscurs, mais aussi Mariah Carey et Ace of Base m’apparaît significatif », estime le jeune trentenaire, qui présentera de nouveau cet été en compagnie de sa collègue Tranna Wintour un spectacle d’humour consacré à la Québécoise la plus célèbre au monde, sainte Céline. « Les branchés de la génération X n’aimeront jamais Céline et toute la pop qu’elle représente, alors qu’au sein de ma génération, on est conscient qu’un jour ont existé des frontières entre les différents genres musicaux, même si on tend à tout accepter, sans rien dédaigner. Je réalise que pour la génération en dessous de moi, il n’y a aucune différence entre Justin Bieber et un groupe à la mode sur les blogues. Écouter de la pop ne correspond pas à une transgression pour les jeunes branchés. »
Le poptimisme, conséquence inévitable de notre omnivorisme culturel post-Internet, ou nouvelle forme de relativisme vite déguisée en ouverture d’esprit ?
« Les différentes façons dont nous consommons de la musique en ligne ont vraiment transformé ce que ça signifie que d’être un mélomane, souligne Carl Wilson. Les fans ne se divisent plus en camps tribaux comme avant, ils traversent les frontières séparant les genres musicaux avec plus de fluidité. Compte tenu de l’effondrement des médias imprimés, il devient cependant difficile pour la critique d’écrire au sujet d’autre chose que des gros noms. Ce sont eux qui attirent l’attention et les clics, si bien que toutes les conversations critiques les concernent. C’est le côté sombre du poptimisme, qui renforce les pressions des grandes sociétés. On doit trouver de l’espace pour réfléchir à des musiques qui ne trônent pas au sommet des palmarès. Je pense quand même que c’est une bonne chose que n’importe quelle oeuvre puisse désormais être appréciée et analysée, qu’il n’y ait plus d’exclusion. C’est beaucoup moins cool chez les jeunes de détester de la musique. »
L’interprète de S’il suffisait d’aimer s’en réjouirait sans doute.
http://www.youtube.com/watch?v=FHG2oizTlpY