Antiracisme 101

« Le racisme est toujours basé sur la simplification », écrit l’écrivain Deni Béchard. Est-ce que la simplification peut aider aussi à le contrer ? La poète Natasha Kanapé Fontaine et lui font le pari que oui, en signant à quatre mains Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme, un échange de 26 lettres pensé dès le départ pour une publication ciblant essentiellement les jeunes, étudiants du secondaire et du cégep, puisque « c’est par eux que la société peut changer ». Deux écrivains qui cherchent ainsi à répondre par les mots, hors littérature, aux lacunes de l’éducation.
Elle est poétesse, Innue, porte-parole de la cause autochtone, de plus en plus militante, semble-t-il. Il est romancier et journaliste, Américano-Gaspésien. Natasha Kanapé Fontaine (N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Bleuets et abricots, Mémoire d’encrier, 2012 et 2016) et Deni Béchard (Vandal Love, Québec Amérique, 2007 ; Des Bonobos et des hommes, Écosociété, 2014) ont correspondu pendant trois mois sur le racisme. Une discussion faite de mots et d’idées simples, de dévoilement, de conscientisation des travers racistes de chacun, d’écoute, d’aveux et d’accueil plus que de débats et d’élaboration d’idées. Une cure d’écriture, en quelque sorte, qui vise à contaminer les écoles.
« Les gens sont capables de faire la différence entre un Polonais, un Hongrois et un Français, mais pas entre un Haïda, un Sioux, un Cri, indique en entrevue au Devoir Natasha Kanapé Fontaine. Personne ne peut ici nommer ces différences, et ce n’est pas normal, encore en 2016, qu’on en soit là. Il y a un manque flagrant d’éducation, je le vis tous les jours et mon travail est basé là-dessus, mais c’est dans les écoles que ça devrait se passer. Pendant mon cours d’histoire, je cherchais où j’étais dans ce cours, dans le manuel. Il y avait des autochtones avant, on leur a donné des draps pleins de vérole, on les a tués, et après, on a commencé à peupler, et c’est fini !, sinon quelques images avec des franges et des tomahawks, et un encadré sur la crise d’Oka de 1990. Toute notre immense histoire de résistance est absente de l’Histoire ; personne n’en sait rien. On fait partie de ce territoire depuis des millénaires. On est censés être là, partout ! »

Depuis quelques mois, les autres provinces canadiennes ont commencé à réécrire leurs livres d’histoire pour mieux parler du génocide autochtone, explique à son tour Deni Béchard. « Mais au Québec, ça ne se fait pas encore. Je crois aussi qu’être artiste, c’est parfois sortir de son champ artistique pour devenir militant. Pour moi, Kuei est une oeuvre de militantisme, absolument. Et un manifeste, certainement. »
Un peuple brun
C’est donc pour pousser la société, plus concrètement pour inciter aussi des projets épistolaires entre les classes québécoises et autochtones que les deux écrivains ont mis leurs vingt doigts au clavier. « Je crois que j’étais déjà sensible au sujet, raconte M. Béchard, puisque j’ai grandi en plusieurs lieux. Jeune, je me suis souvent fait dire “ Tu n’es pas un vrai. ” Pas un vrai Américain, un vrai Canadien ou un vrai Québécois. Alors, qu’est-ce que je suis ? Si moi j’ai vécu ça, ce que vivent les autochtones ici, ou les Noirs aux États-Unis, doit être mille fois pire. » Et l’écrivain de citer Cornel West sur la construction des identités, et Henry James qui parlait des Québécois comme du « peuple brun », et non pas blanc.
Deni Béchard se retrouve pourtant à être le Blanc dans cette conversation, et un homme par-dessus le marché, riche de privilèges invisibles et d’une position naturelle de pouvoir. « Ce qui me rend mal à l’aise au Québec, poursuit celui qui a signé aussi en 2013 Remèdes pour la faim (Alto), c’est à quel point les gens peuvent être racistes et chialer en même temps du racisme qu’on leur fait subir. L’idée du Blanc, comme celle de l’autochtone, est artificielle, définie par les peurs de la société, par les oppositions à l’Autre. Cette construction, qui est un privilège culturel, je suis mal à l’aise de la représenter. J’ai été élevé dans une culture très raciste ; je voulais déconstruire cette expérience et démontrer que nous sommes tous le résultat d’amalgames d’humains et d’idées. »
La poétesse est plus à l’aise avec l’idée de représenter un peuple. N’empêche que « les images qu’on porte, on doit les transcender, précise-t-elle. Il ne faut pas que les identités ne soient que des archétypes, mais qu’elles soient aussi humaines. Si je dis que je suis Innue, il se peut que la personne devant moi ait une image des Innus qui n’est pas la même que la mienne. Il faut que je me définisse. » Le danger, poursuit Mme Kanapé Fontaine, c’est « que tu peux ainsi en arriver à ne plus écouter l’autre. Je me suis confrontée dans ce projet à mon propre racisme, un réflexe forgé par l’indifférence constante qu’on m’oppose, l’indifférence programmée. C’est la première fois que je me l’avouais. »
Vulgarisation
Petit cours d’histoire et de langue innues, anecdotes personnelles racontant le racisme du père de l’un ou l’ostracisme vécu par l’autre, pensées sur la construction de l’histoire, ouvertures vers le féminisme, les lettres de trois pages (« le but était d’écouter l’autre, et au-delà, c’est dur de répondre… ») survolent plusieurs pistes, et sentent le désir d’être aussi didactique que possible.
« Jeune, j’ai lu Dostoïevski, Lord Byron, des écrivains qui luttaient pour la révolution. Je m’attendais à ce que la littérature puisse avoir une certaine importance dans le monde », explique le romancier. Force lui est aujourd’hui de constater qu’au Canada comme aux États-Unis, les écrivains n’ont pratiquement aucune influence sur la société. « La littérature et le roman sont encore vus comme des oeuvres bourgeoises — ils viennent et restent dans cette tradition. La littérature porte une idéologie de la gauche, on est fier de l’incarner mais je trouve souvent qu’on reste dans une posture confortable. »
Avec ce projet, il croit pouvoir aller jusqu’au bout. « Il faut parler aux gens, et leur parler pour qu’ils puissent comprendre, entendre. Je conserve un certain espace où je vais faire mes oeuvres littéraires et j’essaie de rester très pur dans ce processus, mais en même temps, je veux être engagé avec la société, et je veux me transformer aussi en apprenant, comme c’est arrivé ici, en écoutant Natasha. »