Contraintes sexuelles

Dix pour cent de la population pratiquerait une certaine forme de BDSM.
Photo: David McNew / Getty Images North America / Agence France-Presse Dix pour cent de la population pratiquerait une certaine forme de BDSM.

Jessica Caruso, éducatrice et chercheuse en sexologie à l’UQAM, a décidé il y a quelques années de consacrer sa maîtrise au BDSM. BDSM ? L’acronyme nomme et rassemble les pratiques de « bondage, discipline/domination, soumission/sadomasochisme », et s’applique par extension à l’ensemble des pratiques sexuelles qui érotisent la douleur et les échanges ou les jeux de pouvoir. Dans son premier essai, BDSM. Les règles du jeu (VLB),Mme Caruso présente la communauté BDSM de Montréal, ses règles, ses rôles, ses manières. Et interroge dans la foulée notre regard et nos préjugés sur la sexualité, et nos manières de l’étudier.

En 2009, quand Jessica Caruso a commencé à observer les joueurs, comme ils se nomment eux-mêmes, de BDSM, très peu d’articles s’étaient écrits sur le sujet. « À part des petits textes du genre “ Comment pimenter sa vie sexuelle en cinq étapes avec des menottes en frous-frous ”, il n’existait à peu près rien. Mon sujet a été reçu froidement. Pour moi, c’est aberrant d’être un professionnel dans un domaine et de ne pas essayer de tout y comprendre. Je ne peux pas croire que dans tout mon bac en sexologie, on ne m’a jamais parlé de BDSM, sinon comme problématiques, et qu’en arrivant sur le milieu du travail, j’ai appris que 10 % de la population en pratiquerait une certaine forme. C’est une personne sur 10 ! Ça fait partie de la sexualité humaine. Ne pas en avoir entendu parler, c’est quasiment l’équivalent d’être sexologue et de ne pas savoir c’est quoi un condom. »

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir En 2009, quand Jessica Caruso a commencé à observer les joueurs, comme ils se nomment eux-mêmes, de BDSM, très peu d’articles s’étaient écrits sur le sujet.

L’essai de Jessica Caruso sort quelques semaines après qu’un billet de blogue et un pamphlet, signés par le Collectif des minorités rouspéteuses, qui réunirait d’anciens étudiants en sexologie, a critiqué le biais de la formation proposée à l’UQAM. « Lorsqu’on parle de sexologie, certain.es s’imagineront une discipline critique et féministe visant à déconstruire les préjugés entourant les identités de genre et les orientations sexuelles. Mais comment se fait-il que dans le Département de sexologie à l’UQAM, les réalités et vécus sexuels abordés soient majoritairement ceux des couples hétérosexuels monogames ? demandait le Collectif. Comment se fait-il que certaines autres expressions sexuelles dites marginales ne soient traitées qu’en tant qu’exception ? Comment se fait-il qu’on nous apprenne encore des théories homophobes créées par un cofondateur de la sexologie à l’UQAM qui faisait des thérapies de réorientation sexuelle encore jusqu’à la fin des années 80, soit plus de 15 ans après que l’homosexualité a été retirée du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ? Comment se fait-il qu’une enseignante de sexologie dise en pleine classe que les personnes trans sont contre ses valeurs ? »

Dire oui

 

Pour Jessica Caruso, si la sexologie se veut l’étude de toutes les sexualités, en réalité, « chaque chercheur, chaque professeur a ses sujets propres, et y reste souvent bien campé, en travaillant seulement sur les agressions sexuelles, par exemple. Moi, je travaille en VIH. Tout le monde a sa niche. Mais personne n’occupe celle des sexualités alternatives ».

La difficulté de subventionner les recherches en ce sens pourrait être une des causes de l’angle mort. « Ce qu’on enseigne est basé sur la recherche, et les plus grands fonds de recherche sont là où il y a les plus grands problèmes. Le VIH entraîne des dépenses sociales énormes, le gouvernement le voit donc comme une priorité et comprend l’intérêt d’investir en prévention et en traitement. Il y a des fonds aussi pour des études en sciences sociales, pour la compréhension de phénomènes de société, mais c’est tellement peu comparativement aux subventions en santé. Et le BDSM n’est pas un problème de société. »

Le malaise «Cinquante nuances de Grey»

Si le phénomène de la trilogie érotico-romantique Cinquante nuances de Grey (E.L. James, Lattès) a permis de parler davantage dans les médias et sur la place publique de pratiques sexuelles alternatives, la communauté BDSM, selon la chercheuse en sexologie Jessica Caruso, a vraiment mal reçu le livre. « Entre autres et surtout à cause de la notion de consentement qu’on y trouve. Au final, l’homme dit à cette pauvre femme, vierge, qui ne connaît même pas sa sexualité “ si tu veux être avec moi, il faut que tu fasses, que tu acceptes ça ”. Quelles sont les conditions de ce consentement ? Ce genre de narcissisme ne passerait jamais dans la communauté BDSM. » La professeure croit que c’est surtout l’étonnante acceptabilité sociale qui a entouré ce livre érotique qui est le phénomène. « Les scènes de sexe sont bonnes, surtout si tu n’as jamais lu de roman érotique. C’est titillant. Et on voyait des gens le lire dans le métro — c’est quand même drôle ! — ou sur la plage. Car non, je ne crois pas qu’on a cette curiosité de masse pour le BDSM. Et on en est encore loin, dans Cinquante nuances…, qui s’arrête pas mal aux poignets attachés avec une cravate. »

Non, mais les agressions sexuelles le sont et conséquemment, le consentement. Ne pourrait-on pas apprendre de la compréhension fine et complexe du consentement qui a cours sur la scène BDSM ? « Indéniablement. On pourrait apprendre de leur culture. Quand je suis allée pour la première fois dans une de ces soirées, j’avais super peur, je ne savais pas à quoi m’attendre : j’avais 22 ans, j’étais toute seule. J’avais lu sur le sujet, et j’avais peur de me faire ramasser dans un coin en me faisant dire “ toi, tu vas être ma soumise pour la soirée ”. J’avais plein de préjugés. Pourtant, je me sens mille fois plus à l’aise dans une soirée BDSM que dans un club ou un bar à Montréal. C’est incomparable. Le consentement en soirée BDSM est complètement explicite : s’il n’est pas dit clairement, il n’est pas tenu pour acquis. » Le jeu peut être si complexe, souvent, explique Mme Caruso, qu’il gagne à être négocié à l’avance, presque sous forme de liste, où défilent les préférences et interdits, les endroits du corps à favoriser ou à éviter, les intensités des pratiques (pincement, flagellation, etc.) sur une échelle de un à dix. Le contrat est souvent fait par écrit, « entre autres parce que c’est plus facile de penser à tout et que l’écrit protège des malentendus. Je ne me suis jamais fait passer un commentaire croche dans une soirée BDSM, je n’ai jamais subi de séduction imposée.Malheureusement, la société n’est pas rendue là, on en est même loin encore. Ils ont développé des normes et des règles sociales, et que tu sois esclave, tout en bas de l’échelle des pouvoirs, ton consentement est aussi important que si tu es en haut. C’est vraiment magnifique. »

Mystère

 

Y a-t-il d’autres sexualités considérées comme marginales en sexologie qui mériteraient d’être davantage éclairées ? « Si on enlève le côté travail en clinique, il faut avouer que tout ce qui est sexualité alternative reste mystérieux pour la sexologie. L’homosexualité, ça va, c’est inclus, mais même la bisexualité, on en parle peu, alors que 15 % de la population se dit bisexuelle. Toutes les orientations alternatives, la pansexualité, les queers sont encore peu explorées. Un de nos profs commence à s’intéresser aux diversités relationnelles — le célibat, les fuck friends, un peu le polyamour. Le fétichisme aussi reste un angle mort. Le département a engagé une bonne dizaine de jeunes profs dans les cinq ou six dernières années, qui arrivent avec leurs intérêts. La formation est en mouvement, le cours est en réforme. Mais c’est sûr que c’est assez normatif. Il y a des démarches à faire, un avancement possible. » Le Comité des programmes de premier cycle du Département de sexologie de l’UQAM (COP) s’est par ailleurs engagé le 18 avril dernier à tenter de faire en sorte que son baccalauréat soit révisé adéquatement.

Pour la nouvelle auteure, une compréhension globale de tout ce qui fait la sexualité humaine peut « permettre à une société d’avoir moins de préjugés », et de connaître toutes les manières d’être pour ce qu’elles sont réellement, plutôt que voilées de mystères et de préjugés.


Le malaise «Cinquante nuances de Grey»

Si le phénomène de la trilogie érotico-romantique Cinquante nuances de Grey (E.L. James, Lattès) a permis de parler davantage dans les médias et sur la place publique de pratiques sexuelles alternatives, la communauté BDSM, selon la chercheuse en sexologie Jessica Caruso, a vraiment mal reçu le livre. « Entre autres et surtout à cause de la notion de consentement qu’on y trouve. Au final, l’homme dit à cette pauvre femme, vierge, qui ne connaît même pas sa sexualité “ si tu veux être avec moi, il faut que tu fasses, que tu acceptes ça ”. Quelles sont les conditions de ce consentement ? Ce genre de narcissisme ne passerait jamais dans la communauté BDSM. » La professeure croit que c’est surtout l’étonnante acceptabilité sociale qui a entouré ce livre érotique qui est le phénomène. « Les scènes de sexe sont bonnes, surtout si tu n’as jamais lu de roman érotique. C’est titillant. Et on voyait des gens le lire dans le métro — c’est quand même drôle ! — ou sur la plage. Car non, je ne crois pas qu’on a cette curiosité de masse pour le BDSM. Et on en est encore loin, dans Cinquante nuances…, qui s’arrête pas mal aux poignets attachés avec une cravate. »


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