Grandeur et misère d’Haïti

C’est avec un talent de peintre initié au « pouvoir du langage » que Lyonel Trouillot livre ses tableaux de la vie haïtienne dans son dernier roman, Kannjawou, tableaux dont les couleurs vives et les contours précis font contraste avec la tonalité grise du lieu principal où se passe l’action, la bien nommée rue de l’Enterrement, à cause de sa proximité avec le cimetière.
Quant au mot « Kannjawou », qui sert à désigner la fête dans la culture populaire, il renvoie dans le livre à un bar à la mode où se retrouvent les employés des institutions internationales et des organisations non gouvernementales, ceux que le narrateur du récit appelle les nouveaux occupants d’Haïti. Deux univers se côtoient dans le roman. D’une part, la misère et le « combat pour la survie ». D’autre part, la vie luxueuse des représentants interchangeables des diverses ONG qui se savent de passage et attendent leur prochaine mission.
Lyonel Trouillot, dans ce dixième roman, a choisi de donner la parole à un jeune universitaire de 24 ans, qui gagne sa vie en faisant des travaux pour les étudiants des universités privées. C’est lui qui observe, note et consigne dans son journal, en une suite de chapitres très brefs, saisissants de vérité, les petits et grands événements de sa vie et de celle des siens. « Écris la rage, lui avait conseillé Man Jeanne, le temps qui passe, les petites choses, le pays, la vie des morts et des vivants qui habitent la rue de l’Enterrement. Écris, petit. » Et le narrateur d’obéir, sachant toutefois que « ce n’est pas avec des mots qu’on chassera les soldats et fera venir l’eau courante ». Sachant encore que « devant l’échec du politique on se réfugie quelquefois dans des chansons et des poèmes ».
Une ville prison
L’attention du narrateur est surtout retenue par les allées et venues de la « bande des cinq », le groupe d’amis dont il a fait partie dans son enfance. Parmi eux se trouvent Wodné le militant, Popol l’inséparable et surtout Joelle et Sophonie, deux femmes pour lesquelles il éprouve un amour platonique et qu’il désigne comme ses « fées de proximité ». Bien que désormais engagés dans des voies différentes, les cinq amis ont fondé ensemble un Centre culturel pour la jeunesse, un « non-lieu transformé en centre de discussion », un centre qui leur donne « l’impression d’être en vie et d’agir sur quelque chose ». Car il n’est pas question pour eux de démissionner devant la souffrance et la misère.
D’autres figures hantent le quartier de l’Enterrement. Celle de Man Jeanne, la doyenne philosophe, qui pratique une forme de justice particulière en arrosant de pipi de chat la tête de ceux qu’elle juge malfaisants. Celle d’Halefort le voleur de cercueil, d’Anselme le diseur de bonne aventure, d’Hans et Vladimir les gamins. Sans oublier celui que l’on nomme le « petit professeur », ce personnage complice du narrateur, amoureux des livres et de la belle Joelle, qui vient faire la lecture aux enfants du Centre.
Tous les mercredis, Popol et le narrateur se rendent au Kannjawou pour chercher Sophonie et la raccompagner chez elle après son travail de serveuse. Assis sur un muret en attendant l’heure du départ, les deux amis observent à loisir les coopérants qui viennent y faire la fête : « la petite brune, la grande blonde, la hyène, les trois mousquetaires… » Le narrateur n’est pas tendre à l’endroit de ces clients qui « n’arrêtent pas de danser en avançant vers la piste. S’admirent dans une sorte d’entre-soi. Constituant un monstre compact et cependant à plusieurs têtes, plusieurs jambes, plusieurs bouches, tournant sur lui-même, rapaces contre rapaces, frénésie contre frénésie ». Fête triste que celle-là, qui a peu à voir avec le kannjawou carnavalesque.
Vaste fresque constituée de plusieurs microrécits, le roman de Lyonel Trouillot est à la fois un document de première main pour comprendre la situation actuelle de Port-au-Prince, cette « ville devenue une vaste prison où chaque détenu cherche son coin de vie en se méfiant des autres », un réquisitoire contre la nouvelle forme d’« occupation » militaro-humanitaire installée au cours des dernières décennies et un témoignage d’espoir offert par un groupe de jeunes gens qui, en dépit des circonstances, osent encore rêver.
Un livre émouvant et grave, rempli de tendresse pour ceux-là mêmes pour qui survivre devient « un travail à temps plein qui consomme toute leur énergie ».