Du livre au lieu

«Près de la moitié des gens qui se rendent en bibliothèque viennent pour une autre raison que l’emprunt de documents», soutient Ivan Filion.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir «Près de la moitié des gens qui se rendent en bibliothèque viennent pour une autre raison que l’emprunt de documents», soutient Ivan Filion.

On allait traditionnellement à la bibliothèque pour emprunter des livres. Maintenant, on y va de plus en plus… pour le lieu lui-même ! Alors que la fréquentation des 45 bibliothèques montréalaises a connu une augmentation marquée de près de 17 %, entre 2012-2015, les prêts de livres suivent bien derrière avec une légère hausse d’environ 4 %, comme le révèlent des données colligées par Le Devoir. Un constat qui traduit le nouveau rôle des bibliothèques, devenues des lieux de rencontre plutôt que des endroits de conservation et de prêts de documents.

De plus en plus de gens y vont donc sans repartir avec un livre sous le bras. Il faut dire que les bibliothèques elles-mêmes aspirent à devenir ce « troisième lieu » (voir encadré), qui offre aussi des services et des espaces. « Ce n’est pas juste la vision qui se transforme, mais aussi l’utilisation que les citoyens font de leurs bibliothèques », précise Ivan Filion, directeur des Bibliothèques de Montréal au Service de la culture.


« On a effectué un sondage récemment : près de la moitié des gens qui se rendent en bibliothèque viennent pour une autre raison que l’emprunt de documents, dit-il. Pour participer à une animation, pour assister à une conférence, pour utiliser le WiFi, ou même pour s’y réunir pour des travaux scolaires et des réunions de travail. Les citoyens s’approprient de plus en plus le lieu. »

À Québec, le phénomène est moins marqué. Les statistiques fournies par la Ville montrent que la fréquentation a stagné entre 2013 et 2015, avec moins de 1 % d’augmentation, alors que les prêts de livres augmentent davantage qu’à Montréal, soit de près de 7 %.




 

La bibliothèque Gabrielle-Roy remporte la palme de la plus haute fréquentation dans la région. « Il est important de spécifier que les diminutions de prêts et de fréquentation à la bibliothèque Gabrielle-Roy s’expliquent par la tenue d’un chantier important à proximité qui apporte beaucoup de modifications à la circulation et à l’accès au bâtiment », ainsi qu’aux possibilités de stationnement, a tenu à indiquer Nathalie Cloutier, directrice, division conseil et marketing à la Ville de Québec.

La goutte d’eau numérique

La variation dans les emprunts de documents dans les bibliothèques montréalaises diffère selon les catégories.

 

Ainsi, les documents audio, vidéo, électroniques et multi-supports ont encaissé une baisse marquée entre 2013 et 2015 alors qu’il s’est emprunté environ 4 % plus de livres et près de 2 % moins de périodiques. « L’augmentation du prêt de livres se poursuit au fil des ans, traduit Ivan Filion. Mais les technologies que sont le disque compact et le DVD ne répondent plus aux habitudes d’écoute de la nouvelle génération, qui utilisent davantage le streaming [écoute en continu] ou Netflix. En même temps, notre taux d’utilisation par document est largement supérieur à celui du livre. Les disques et films demeurent donc des produits vedettes, qui fonctionnent mieux que le livre papier, toutes proportions gardées, mais qui diminuent en suivant la tendance du marché. »

Le numérique reste une goutte d’eau dans l’océan des prêts dans les bibliothèques montréalaises. En 2015 par exemple, il s’est emprunté 122 068 documents numériques, soit environ 1 % du total des prêts. Cette goutte vaut-elle les investissements qu’exige le virage technologique ? « Le taux de rotation — le nombre de prêts par document — est plus élevé en numérique qu’en prêt physique, évalue M. Filion. Dans nos sondages, parmi les raisons que nomment les gens qui n’aiment pas aller en biblio, on trouve des « je veux que mon livre soit neuf », « je veux décider quand le retourner moi-même » ou « j’ai peur des retards et des amendes ». Toutes ces questions sont résolues par le numérique. »

L’Association des bibliothèques publiques du Québec, qui représente celles des municipalités de plus de 5000 habitants, s’accorde approximativement à la tendance générale, bien que les statistiques pour 2015 ne soient pas encore entièrement colligées. « Le taux d'abonnement prend 1 % par année depuis cinq ou six ans environ, et le prêt diminue un petit peu, résume la directrice générale, Ève Lagacé. Mais il nous faudrait des études, des portraits des usagers qui permettraient de savoir ce qu’ils utilisent vraiment, de comprendre ce qui transforme les bibliothèques actuellement. » D’autant plus que ces institutions sont très, très différentes les unes des autres, et leurs offres disparates tant en heures d’ouverture, en collections, en personnel (bénévoles ou professionnels) qu’en lieux…

Revenir au livre

« Si on veut d’abord et avant tout que les gens fréquentent la bibliothèque, le prêt de documents demeure le coeur de notre business, rappelle Ivan Filion, des bibliothèques de Montréal. Et on connaît les enjeux du Québec en alphabétisation et en habitudes de lecture, on veut y répondre. » Pour ce faire, de nouvelles stratégies sont en cours d’élaboration. « On pense à l’étalagisme, à la théâtralisation des collections, techniques que le monde des librairies et du commerce a très bien comprises. On n’a pas de problème à ce que les best-sellers soient empruntés. Mais pour les documents de fond, on a encore du travail à faire. Parfois, les gens oublient même qu’il y a plus que du roman en bibliothèque. On peut leur rappeler en mettant en valeur les livres de jardinage lors des inscriptions pour les jardins communautaires, par exemple. »

Une idée parmi tant d’autres pour que les prêts de livres, eux aussi, augmentent d’année en année.


La bibliothèque «troisième lieu»

Cette notion de troisième lieu a germé de la pensée du sociologue Ray Oldenburg, qui nommait au début des années 1980 le foyer familial et sa sphère comme premier lieu, suivi du monde du travail. Les parcs, les anciennes piazzas italiennes, les pubs anglais, ces endroits qui tissent la vie sociale et invitent à la rencontre définissaient ensuite ce troisième lieu. Le café, qui réunit ses habitués, ses conversations et ses habitudes, en est probablement aujourd’hui l’exemple le plus probant.

Une bibliothèque comme troisième lieu ? Plusieurs le prônent désormais, particulièrement aux États-Unis. L’historien des bibliothèques Alistair Black s’en est fait le porte-parole. Il écrivait en 2008 : « Aux côtés d’autres établissements de la vie de tous les jours, où l’on peut traîner et se détendre, à l’instar des cafés, librairies, tavernes, clubs et centres communautaires, [les bibliothèques] ont historiquement témoigné des qualités essentielles propres au “troisième lieu”: elles représentent des endroits neutres, gommant les clivages sociaux, plutôt sans prétention, communautaires ; elles constituent des territoires familiers, confortables, accessibles, qui favorisent l’interaction, la conversation (dans certaines limites) et une ambiance enjouée ; elles sont fréquentées par des “habitués” et font fonction de second chez-soi, soulageant les individus du train-train quotidien, procurant réconfort et distraction. »

L’idée fait de plus en plus de petits chez nous. « On peut maintenant parler en bibliothèque, se rencontrer, participer à des activités, expliquait récemment au Devoir Marie D. Martel, de la Direction des bibliothèques, au service de la culture de la Ville de Montréal, et les nouvelles bibliothèques comme Marc-Favreau proposent même des lieux pour y manger. »


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