La fée, sa vie, le temps, sa soif d’images

À 80 ans bien sonnés, Denise Boucher publie «Boîte d’images» (L’Hexagone), un septième recueil, fait de poèmes écrits au fil du temps, à différentes époques.
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir À 80 ans bien sonnés, Denise Boucher publie «Boîte d’images» (L’Hexagone), un septième recueil, fait de poèmes écrits au fil du temps, à différentes époques.

Elle a été marquée au fer rouge du scandale qui a entouré, en 1978, la création de sa pièce de théâtre Les fées ont soif. Un tumulte dont on se remet difficilement dans une carrière littéraire, de ceux qui font de vous, quoique vous écriviez ensuite, la femme d’un seul texte. Ce qui n’a pas empêché Denise Boucher de continuer à pousser son crayon. À 80 ans bien sonnés, elle publie Boîte d’images (L’Hexagone), un septième recueil, fait de poèmes écrits au fil du temps, à différentes époques.

Elle y parle de son père et sa mère, de l’enfance, des voyages, des amitiés — elle a fréquenté Gaston Miron, a été journaliste auprès de Paul-Marie Lapointe, Gérald Godin et Louis Martin… —, des amours. Et la révolte, latente. Et l’idée, insupportable mais forcément de plus en plus présente, de la mort à venir.

Dans « sa bonne vieille maison » d’Outremont, une oeuvre de Geneviève Desrosiers accueille les visiteurs, en face des étagères de livres. Des disques — des vinyles —, des plantes vertes font décor, des cartons et feuilles de papier laissés à droite à gauche, que Denise Boucher grappille à tout bout de champ pour griffonner, alors qu’elle raconte et brasse des idées.

Elle parlera de la nécessité de tenir des États généraux de la culture, de la triste « affaire Jutra » et de l’effacement de la mémoire collective, des subventions à l’écriture (« en Suède, ils ont compris… »), du dernier Houellebecq (« Il nous met les deux pieds dans l’enfer. Son personnage obéit au sexe et à l’argent. C’est terrible. Il faut le lire »). Et de la vieillesse.

Car publier des textes écrits çà et là dans le temps — dont les paroles d’Un beau grand bateau, popularisé par Gerry Boulet — impose forcément un retour sur le passé. Et parce que son prochain roman, comme pour Au beau milieu, la fin (Leméac, 2011), surfera sur le thème. « Ce qui m’intéresse maintenant comme sujet, c’est la vieillesse. Le moteur, c’est la crainte épouvantable d’aller dans une maison de vieillesse, dans un de ces lieux infâmes où tu deviens un objet lamentable, le sujet de leur spécialité, la gériatrie. La mort, comparé à ça, c’est rien. Là, c’est une lutte sans merci entre ceux qui veulent s’occuper de toi, et toi, qui veux t’occuper de toi-même. »

Le prochain roman, comme le précédent, mettra en scène une femme de 70 ans, qui écrit des lettres. À tout le monde. « Je veux rester dans le style épistolaire, que j’adore parce qu’il permet des digressions. Je n’aime pas l’ennui. Et j’ai un parti pris pour la bonne humeur. Surtout depuis que j’ai lu les lettres de Miron cet hiver [Lettres, 1949-1965, l’Hexagone]. Miron, il arrivait chez nous à la dernière minute pour souper, on discutait, on chantait. Et ces lettres ne sont que lamentations. Je n’en peux plus, ni de lui ni des autres, de ce lamento continu. Dans la vie, des fois, t’arrêtes, tu prends une bière, tu sors dehors ! J’en ai assez des désespérés ! » clame-t-elle, en grignotant du bout des dents une noix du Brésil.

Colère de femme

 

Denise Boucher est une des grandes auteures féministes du Québec. Elle s’est attaquée aux figures essentielles — Ève, Lilith, la Sainte Vierge, Jézabel — et a signé Cyprine (de l’Aurore, 1978), titre parlant en soi, surtout pour l’époque. Née en 1935, elle a vu bien des changements, vécu bien des révolutions « Le féminisme ? Je ne sais pas ce que c’est aujourd’hui, mais je trouve qu’il n’est pas très fort. Moi, je ne réclame pas l’égalité. Je n’ai pas envie d’être ce qu’ils sont. Mais j’ai envie d’avoir le droit d’être ce que je suis. Si on est égal à égal, on fait quoi avec nos hormones, nos maternités, nos particularités ? »

En colère, Denise Boucher ? « Tout le temps. J’écoute les nouvelles, je regarde ce qui se passe, je ne suis pas capable de ne pas être en colère. » Une réaction qui lui est aussi un moteur de création, car « une bonne colère, ça rend lucide. Si tu regardes comment Couillard et Barrette agissent, comment ils sont en train de nous dévorer tout rond, de nous faire passer dans un système qui rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres — et les pauvres plus pauvres, c’est moi !, je parle pas de quelqu’un d’autre, — je ressens de la colère. Et je peux dire cette colère, parce que si elle est personnelle, elle est aussi collective. Si la colère est juste, elle est collective ».

Naissance d’une plume

C’est à quatre ans que Denise Boucher a appris à écrire. Et elle a, dit-elle, toujours été rebelle. « Parce que nous avons été élevés au centre du monde ; nous avions accès à tout. Il n’y avait pas de différence entre nous et le monde extérieur. » Son père, chef de police à Victoriaville, bénéficiait d’un appartement de fonction. « Sur deux étages, il y avait les bureaux de police, la prison, le bureau du juge municipal, le conseil de ville, le cinéma, une salle de concert. Il y avait le marché dehors le samedi, et l’épicerie. Onétaitle centre-ville. On avait accès à toute la culture. »

Des six enfants de sa famille, aucun n’a le respect de l’autorité, parce que, croit-elle, ils ont tous assisté trop tôt aux façons de faire du maire, du curé, de l’avocat de la ville. « D’habitude, il y a une différence entre soi, la famille et le monde extérieur. Pour nous, ça a créé une marginalité. Et on a tous perdu la foi. »

Denise Boucher poursuit dans ses souvenirs, s’interrompant pour une grande gorgée de Coke diète. « Mon père avait une cousine, Noémie, qui était boiteuse et faisait de l’enseignement privé. Ma mère lui avait demandé de venir me montrer à écrire. Elle m’a appris à lire le texte, ce que j’avais sous les yeux. Le petit chaperon rouge. Dans sa vraie version, disait-elle, pas celle que j’apprendrais plus tard à l’école : le Petit Chaperon rouge, qui avait désobéi, finirait dévoré par le loup. Et moi j’ai obéi à mes parents qui m’ont forcé à lire et à écrire. À quoi tu obéis, toi ? C’est toujours la question que je me pose. On pense qu’on est rebelle, mais on obéit toujours à quelque chose… »

Est-ce qu’on se remet d’un épisode comme celui des Fées ? La mère, la putain et la Sainte Vierge y prenaient tour à tour la parole, voulant se libérer, sortir de leur carcan. Des manifestations, à l’époque, accompagnaient les représentations. Revient-on d’un tel bruit autour d’une oeuvre ? « C’est très dur. » Si elle aime se dire rebelle, jamais elle n’a cherché la provocation : « Le désir quand j’écris, c’est le désir de dire la vérité. De dire ce qui est. Juste ça », conclut-elle.


Féminisme et foi

« J’ai longtemps travaillé sur Dieu. J’ai écrit Les fées ont soif et, ensuite, j’ai écrit deux autres pièces sur le même sujet : sur le dieu des juifs, puis sur Bouddha. J’ai travaillé pendant sept ans pour écrire Jézabel [Herbes rouges, 2004]. Je pense que je suis devenue une spécialiste des religions, finalement », indique Denise Boucher, racontant au passage les batailles de foi entre Jézabel et le prophète Élie.

Y a-t-il moyen d’allier féminisme et foi, féminisme et croyance ? « C’est impossible, répond l’auteure du tac au tac. Les religions sont absolument patriarcales. On commence à dire que Dieu serait peut-être homme et femme à la fois. Ce serait un transgenre ? Ça, c’est un parallélisme intéressant… »

L’auteure souligne être déstabilisée par le nombre de femmes, dont sa mère, qui ont été pieuses toute leur vie, et qui perdent pourtant la foi au seuil de la mort.

Et sa foi à elle, qui est née et a grandi dans un Québec très catholique ? « Ce que j’imagine, c’est comme en mythologie grecque : que ce qui se passe au ciel est le miroir de la terre, notre reflet. Je ne sais pas comment je nommerais ce que je suis devenue. On croit tous en quelque chose. Je crois en l’amour, en l’amitié, à la grande économie supérieure — contrairement à Janette Bertrand, qui dit “si tu donnes tu vas recevoir”, je crois que je peux donner quelque chose à quelqu’un et que quelqu’un d’autre recevra. »

Boîte d’images

Denise Boucher, L’Hexagone, Montréal, 2016, 176 pages