Ces obscurs objets du désir

La figure du tigre polarise des passions sauvages, exacerbées par le danger, dans le roman de Patrick Grainville.
Photo: Fredrik von Erichsen Agence France-Presse La figure du tigre polarise des passions sauvages, exacerbées par le danger, dans le roman de Patrick Grainville.

David Bosc signe un percutant récit sur la psychose et l’hallucination. Patrick Grainville, romancier de l’adolescence, peint les passions condamnées que la cavale d’un tigre symbolise. Chez l’un comme chez l’autre, on plonge dans des émois intenses en liberté.

Avec ce beau titre, Mourir et puis sauter sur son cheval, tiré d’un vers du poète Ossip Mandelstam, David Bosc donne chez Verdier, petit éditeur de textes souvent originaux et précieux, un petit livre de 80 pages incandescentes, un de ces romans aptes à émouvoir les amateurs de littérature. Il s’agit de sentir de l’intérieur la folie de Sonia, nourrie de poésie et de peinture.

« La fille est nue, blanche, sur le tapis du hall. De la lumière se prend à la sueur de son dos. Elle appuie son front, ses joues l’une après l’autre, à la boule de pierre bleue de la rampe d’escalier. Le concierge la regarde, sidéré. La fille ne le voit pas. » C’est sur ce tableau que le lecteur rencontrera Sonia, 23 ans, qui vient de mettre fin à ses jours. Artiste espagnole, fille d’ambassadeur vivant à Londres, celle-ci a tenu un cahier de rêves et laissé des dessins. On entre dans son imaginaire cultivé et dans le drame de ses visions.

Ce monologue intime est rempli de beauté. On découvre la métamorphose de la fille, de plus en plus malade, qui vit son état tel un grand poème. « Jouir, bondir, s’évanouir, libérer hors de sa bouche un flot de paroles sans suite. Car le propre du langage est précisément dans ces suites et poursuites auxquelles il commande sans relâche », écrit-elle. En un texte superbe et dense, elle s’interroge sur sa place dans le monde, sur la béance du mythe où elle se pense figurer et sur l’amour des bêtes dont elle se sent dévorée.

Le récit porte une forte charge poétique, car Sonia rêve d’« aboucher les désirs ». La forte composante corporelle qui a envahi l’esprit de la jeune fille donne au lyrisme de Bosc une forme originale et divagante. La mort apparaîtra à Sonia au terme d’un exorcisme, presque par surprise, dans l’écriture du vouloir-vivre à fond que la nature incorporée lui aura suggéré.

Les gestes de Sonia sont des rituels. Elle croit pouvoir se fondre parmi les espèces animales les plus légères, insectes, fourmis, grenouilles, hirondelles… « Faire un pas supplémentaire, un pas au-delà, un saut hors de la chose et de la cadence », désire-t-elle encore, avant de passer à l’acte final. Ce fait divers inspire ainsi à Bosc un accompagnement poétique de haute tenue, raffiné et subtil, où tout est à la fois inventé et porté en écho par l’art et la philosophie.

Passions sauvages

 

Le démon de la vie de Patrick Grainville est un roman, sans visée de réalisme. Mené comme une parabole, il met en scène Luc et Louise, amants âgés de 14 ans, en rébellion contre leurs parents, qui ont une liaison, et en pleine découverte du voisinage. Roman d’apprentissage ! direz-vous avec raison ; sauf que l’intérêt se déplace vers la maison d’à côté, d’où un tigre va brusquement surgir et s’échapper.

Sans raconter les péripéties de la chasse au tigre ni les intrigues autour des caractères typés qui s’y adonnent, disons que ce fauve polarise des passions sauvages, exacerbées par le danger. Grainville mène rondement ses histoires, toujours un peu les mêmes, qu’on soit en Afrique, en France ou ailleurs. On voyage également ici puisque ce tigre permet un long détour en Asie, dans les pays où il est un dieu, même si cet écart nous ramène en Provence.

Ce qui plaira ici, surtout, est moins la rencontre rocambolesque avec la Star, Brigitte Bardot pour la nommer, que ces pages enlevées où l’animalité s’humanise, tandis que l’humain fait la preuve de sa bestialité. Pas question de vulgarité ni de dépravation, non. Torride, c’est l’amour, la passion qui se trompe, qui trompe, qui fait vivre la rage et la fierté, la joie et le désespoir aux prédateurs déchaînés.

Le démon de la vie, c’est un tigre magnifique qui rôde comme jadis les génies, les faunes, les dryades que les jeunes gens croient voir et croiser. La Provence aime la corrida, mais ce sont les ombres de l’irréalité qui sont toréées. Les âmes y paraissent zébrées de roux, les griffes plus acérées, les gueules très sanguinaires, et les racines de la sauvagerie profondément agrippées au coeur de la montagne. Tous les personnages s’ensauvagent.

Grainville raffole de ces ambiances théâtrales, circassiennes, du trop-plein débordant de la jeunesse, où le passage de l’adolescence à l’âge adulte est une fête cruelle, un potlatch, une orgie qui laissera les participants exsangues. D’extase en extase, l’onirisme de ses romans repose sur des thèmes simples, une intrigue vivement menée, un jardin des délices où l’enfer est déployé.

Mourir et puis sauter sur son cheval

David Bosc, Verdier, Lagrasse, 2016, 88 pages et «Le démon de la vie», Patrick Grainville, Seuil, Paris, 2016, 275 pages

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