Paul et Jane contre les décrocheurs

«Le plaisir d’apprendre peut aussi être dans la bédé», estiment la pédagogue Marie-Hélène Marcoux (à gauche) et l’enseignante Isabelle Gagnon (à droite), tout comme plusieurs élèves de 2e secondaire de l’école de l’Horizon à Saint-Jean-Chrysostome, près de Québec.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir «Le plaisir d’apprendre peut aussi être dans la bédé», estiment la pédagogue Marie-Hélène Marcoux (à gauche) et l’enseignante Isabelle Gagnon (à droite), tout comme plusieurs élèves de 2e secondaire de l’école de l’Horizon à Saint-Jean-Chrysostome, près de Québec.

La bande dessinée peut-elle contribuer à attiser le goût de la lecture chez les gars — mais aussi chez les filles —, à mettre les cours de français du secondaire en harmonie avec la modernité et faire entrer le sacro-saint principe de collaboration, très prisé par le présent, dans l’apprentissage de la lecture ? Oui, et de plus en plus, estime une conseillère pédagogique de la région de Québec qui invite les profs de français à ouvrir la porte de leur classe à Paul, le personnage de bande dessinée imaginé par Michel Rabagliati. Et ce, autant pour déjouer les préjugés quant au 9e art que les réticences des élèves en difficultés pour la lecture.

« Au bout d’une période d’enseignement du français dans laquelle on a utilisé l’album Paul au parc [La Pastèque], j’ai vu un jeune de 14 ans entrer dans la classe, le cours suivant, et se précipiter vers la bibliothèque pour poursuivre sa lecture de la bande dessinée, pour savoir ce qui va arriver ensuite au personnage, résume à l’autre bout du fil Marie-Hélène Marcoux, conseillère pédagogique à la commission scolaire des Navigateurs, dans Chaudière-Appalaches, et auteure de l’ouvrage didactique La bd au secondaire (Chenelière Éducation). Devant une scène comme celle-là, on se dit qu’en tant qu’enseignant, on a fait une bonne partie du travail. »

La bédé aurait des vertus didactiques, croit Mme Marcoux qui a eu la chance de vérifier la chose il y a quelques années lorsqu’elle est partie enseigner le français en Belgique, un territoire propice aux phylactères. C’était dans le petit village de Chaumont-Gistoux, dans la banlieue de Bruxelles, capitale de la bande dessinée. « La bédé est partout là-bas, elle occupe 50 % de la surface du Salon du livre de Bruxelles, 50 % des bibliothèques dans les classes, dit-elle. On ne la craint pas, on la côtoie au quotidien comme n’importe quel autre médium, sans préjugé, et c’est ce que je cherche à faire germer ici, au Québec. »

 

Plus mieux que pire

Le présent y serait d’ailleurs un peu plus propice, admet-elle, avec l’apparition de bandes dessinées un peu plus denses que celles, principalement loufoques et absurdes des années 70 à 90, période où la bédé interpellait surtout les adolescents et les adultes peinant à sortir de cette période. « La série Paul est une série de qualité, autant dans le dessin, dans les thèmes qu’elle aborde que dans le registre de langue qu’elle offre, dit Mme Marcoux. C’était une condition pour en faire l’usage dans le cadre d’un programme d’enseignement. »

Avec Paul au parc, les enseignants peuvent explorer, dans le cadre de cours sur la compréhension d’un texte, des territoires aussi variés que l’amour, l’amitié, la mort, l’histoire du Québec — particulièrement, celle des années 70 qui sert de décor à cette bédé — ou encore le mentorat. Avec Jane, le renard et moi (La Pastèque), de Fanny Britt et Isabelle Arsenault, qu’elle met aussi à contribution dans l’enseignement du français, c’est l’intimidation et les désordres alimentaires qui peuvent aussi être abordés, avec des résultats toujours positifs.

Des bénéfices imagés

 

« Les études de l’OCDE le confirment : la bande dessinée est le deuxième choix de lecture des adolescents, après les journaux [comprendre ici, le cahier des sports], dit-elle. La bédé est aussi de plus en plus une affaire de filles. Et l’on se demande pourquoi elle ne trouve pas plus sa place dans les écoles. »

Ces bénéfices sont pourtant nombreux, estime la conseillère pédagogique. Avec ses images liées à un texte, la bédé « impose en effet une double lecture » qui capte plus facilement l’attention des réticents et ouvre un territoire plus vaste aux autres. « On se retrouve face à un texte dit proliférant, dit-elle, qui est très utile pour développer nos compétences en lecture. » La bédé peut aussi se lire en groupe, sortant ainsi la lecture de sa solitude habituelle pour la faire passer dans le champ de la collaboration, principe très prisé dans les univers numériques. Sans compter que dans une modernité où la communication par l’image prolifère, le 9e art permet de mettre le monde de l’éducation avec cette réalité, tout en plaçant un livre imprimé sur du papier dans les mains des élèves.

Actuellement, 236 albums de bande dessinée ont été placés dans le répertoire Livres ouverts du ministère de l’Éducation, un espace offrant aux enseignants du Québec des pistes et fiches pédagogiques autour de bouquins. « Il est temps que la bédé soit acceptée et valorisée par le ministère d’une manière plus claire et plus forte », dit Mme Marcoux, tout en avouant : « Certains professeurs sont réticents car ils ont en mémoire la légèreté des bédés de leur jeunesse, dit-elle. Quand ils viennent dans mes formations, plusieurs arrivent à reculons, mais repartent en me disant qu’ils ne verront plus la bande dessinée de la même manière. »

Le ministère de l’Éducation par rapport à la bande dessinée

Québec ne dit pas non, mais dit un oui timide à la bédé dans les écoles en proposant une poignée de titres sérieux et parfois ludiques aux enseignants de tous les niveaux pour en faire des outils pédagogiques. Parmi eux, des classiques, comme Astérix le Gaulois, Astérix et Cléopâtre, Gaston dans L’écologie selon Lagaffe, Les Schtroumpfs noirs ou encore quelques épisodes de Tintin (Objectif Lune, Le temple du soleil, Les 7 boules de cristal) et Encore Mafalda. Il y a aussi des objets qui font voyager, comme Les chroniques de Jérusalem, Les chroniques birmanes et le Pyongyang de Guy Delisle, ou bien Le jour de mon père, chroniques japonaises de Jirô Taniguchi, des titres qui convoquent l’histoire comme le Maus d’Art Spiegelman, pièce maîtresse du 9e art qui met en dessin l’horreur du régime nazi, ou encore comme la série Magasin général de Loisel et Tripp qui, de manière plus prosaïque, romance un passé régional du Québec. Et enfin, il y a quelques ovnis comme le Julius Corentin Acquefacque du génie de la déconstruction narrative Marc-Antoine Mathieu, La métamorphose de Kafka, un classique, revisité en bédé par Horne et Cobeyran, L’histoire du corbac aux baskets de Fred, qui explore par le comique le phénomène du conformisme social et les rejets qu’il induit, mais également Nini Patalo, de Lisa Mandel, qui suit le quotidien loufoque d’une jeune fille vivant dans un milieu social plus qu’atypique, qui offre au passage la chance aux élèves d’apprendre à lire des lettres attachées.


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