La traversée paradoxale d’une époque

On pourrait croire que l’appellation « écrivain prolifique » a été inventée pour décrire l’activité littéraire de Raphaël Confiant, impressionnante tout autant par son abondance que par sa diversité.
Ce cosignataire de l’Éloge de la créolité (Gallimard, 1989) a fait paraître à ce jour plus d’une soixantaine d’ouvrages, parmi lesquels des romans — dont certains en créole —, des récits et des essais. Dans le domaine de la non-fiction, il a publié avec Patrick Chamoiseau une histoire des Lettres créoles (Gallimard, 1991), sous-titrée Tracées continentales et antillaises de la littérature (1635-1675), qui fait remonter celle-ci aux premiers pétroglyphes inscrits sur les pierres par les Indiens caraïbes et s’appuie sur une approche multiculturelle et multiraciale. Autre titre à portée manifestaire : Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle (Écriture, 1993), témoignage d’admiration et aveu d’une déception quant à la carrière littéraire et politique du député-maire de Fort-de-France. Dans ses romans, Confiant a pris le parti d’entremêler l’Histoire et les histoires, comme dans L’allée des soupirs (Grasset, prix Carbet de la Caraïbe 1994), qui jouxte les amours mi-réelles et mi-rêvées des personnages à l’époque de la révolte des Terres-Sainvilles, en 1959. Ou encore dans Adèle ou la pacotilleuse (Mercure de France, 2005), qui s’appuie sur les amours d’Adèle Hugo pour un officier britannique rencontré à Guernesey et qu’elle suivit jusqu’à Halifax. Ce sont encore des événements historiques qui servent de toile de fond, voire de sujets, au dernier roman de Raphaël Confiant, Madame St-Clair, reine de Harlem.
Il s’agit cette fois de la vie mouvementée d’une femme noire d’origine martiniquaise qui, après un bref séjour à Marseille, se retrouve à New York au cours des années 1920 et 1930, alors que l’Amérique vit une période de prohibition suivie d’une Grande Dépression. Stéphanie St-Clair — c’est son nom — fut d’abord employée chez un mulâtre martiniquais avant de s’embarquer pour la France et, de là, vers les États-Unis. C’est alors qu’elle doit faire preuve dedébrouillardise et qu’elle en vient à mettre au point différentes stratégies nécessaires à sa survie. D’abord membre du groupe des quarante voleurs, dirigé par un Irlandais du nom d’O’Reilly, puis impliquée dans le commerce du Jamaican Ginger, un mélange à base d’alcool qui passait pour un médicament, elle en vient ensuite à mettre au point sa propre organisation de loterie clandestine qui s’avère fort lucrative. D’où son surnom de « Queeny, reine de Harlem ». Cela non sans avoir toutefois connu plusieurs démêlés avec la justice new-yorkaise, démêlés qui se réglaient la plupart du temps par des enveloppes glissées subrepticement dans les poches des policiers et des fonctionnaires. Non sans avoir eu également maille à partir avec les mafias blanches déjà établies dans d’autres quartiers de la ville.
Le roman, construit à la manière d’un récit fait par Madame St-Clair à son neveu Frédéric vers la fin de sa vie, est une suite de confidences au cours desquelles s’entrecroisent diverses temporalités. Ainsi le lecteur accompagne-t-il au fil des pages aussi bien les premières années de Stéphanie que ses réalisations plus tardives, alors que devenue une personne respectable et respectée, elle multiplie les dons à des oeuvres de charité.
Boit-sans-soif et marauds
Raphaël Confiant déclarait il y a quelques années que « l’intérêt principal de notre littérature, à long terme du moins, sera de déposséder les Hexagonaux du français ». Il ne se prive pas d’émailler son texte de néologismes et de trouvailles tels que : « Chacun restait dans sa chacunière. » Ou encore de se lancer dans des descriptions savoureuses : « En général, nous nous levions avant le devant-jour pour éviter de croiser les dames bourgeoises qui se rendaient à la messe de six heures à la cathédrale, mais pas trop tôt non plus parce que toutes qualités de bougres sans foi ni loi rôdaillaient à la recherche d’une occasion : larcineurs, enjôleurs, Nègres sans aveu, boit-sans-soif, bourses-ou-la-vie, galope-chopine et autres marauds. » Au détour d’une phrase, on apprend aussi d’un ex-soldat que « les Canadiens ne sont pas racistes comme nos Blancs d’ici [les Européens], quoique rien ne les distingue en apparence ». C’est toujours bon à savoir !
Madame St-Clair se lit comme la traversée paradoxale d’une époque, un roman dont l’ironie n’est pas absente, doublée d’un certain cynisme devant l’étendue de la corruption à tous les niveaux de la société.