Garth Risk Hallberg: mettre New York en bouteille

C’est une colossale brique de papier. Un amas de vies humaines, d’urbanité en mouvement, de rêves en morceaux et de passé. Un roman où convergent la naissance du mouvement punk, de jeunes banlieusards venus se frotter à la ville, les chansons de Patti Smith et de Lou Reed, des graffitis informes, des peintres sans le sou, des financiers sans scrupule, des junkies et des flics.
Symphonie déconcertante, roman d’amour fou écrit pour une ville démesurée, New York, monument post-11-Septembre, City On Fire est un livre particulièrement ambitieux. Son auteur, Garth Risk Hallberg, 37 ans, semble avoir eu l’ambition secrète de faire entrer tout entière la Grosse Pomme dans une bouteille.
Dans le café feutré d’un hôtel du 6e arrondissement parisien, à côté de mamies trop parfumées qui papotent en prenant le thé, Garth Risk Hallberg, en tournée de promotion en France et aux Pays-Bas, s’émerveille d’abord de constater que les journalistes européens préfèrent lui parler littérature plutôt qu’avances sur recettes et adaptation à Hollywood.
Son premier roman, très attendu, est un cocktail explosif qui se déroule sur près de mille pages bien serrées. On y croise un jeune écrivain, Mercer, homosexuel afro-américain monté de son Sud natal avec « son ambition dévorante d’écrire le Grand Roman Américain ». Et son amant, William, peintre héroïnomane, musicien dans un mythique groupe punk démembré, en rupture de ban avec la richissime famille WASP à laquelle il appartient, les Hamilton-Sweeney. La soeur désoeuvrée de William, tout juste séparée de son mari volage qui travaille dans la haute finance. Un jeune Juif un peu punk du Connecticut, rêvant de la grande ville. Un concepteur de feux d’artifices, un journaliste un peu gonzo, des avocats malpropres, des bandits, petits ou grands.
Tous ces destins s’articulent autour de l’agression d’une adolescente de 17 ans dans Central Park le soir du 31 décembre 1976, tandis que les feux d’artifice illuminent le ciel de la ville. Tandis qu’elle est dans le coma, leurs histoires vont se croiser et s’entremêler — avec parfois des sauts dans le passé — jusqu’au blackout du 13 juillet 1977, alors qu’une coupure de courant générale plonge New York dans le noir.
À la façon des Illusions perdues de Balzac, on y suit la montée d’un jeune provincial ambitieux qui se heurte à la réalité de l’échec. À la différence que la venue de Garth Risk Hallberg à New York, la « capitale du monde libre », s’est, elle, traduite par une réussite qui prend aujourd’hui des allures de conte de fées.
Il y a deux ans, les plus importants éditeurs des États-Unis se sont arraché son manuscrit avant qu’Alfred A. Knopf n’emporte les enchères en acceptant de verser à l’écrivain une faramineuse avance de 2 millions de dollars — un montant sans précédent pour un premier roman dans le monde de l’édition américaine, pourtant habitué aux coups d’éclat. « Mais c’est un livre auquel j’ai consacré sept années de ma vie. On oublie souvent cette donnée dans l’équation », relativise l’auteur.
Le roman de New York
Lorsqu’il raconte le déclic qui a donné naissance au roman, Hallberg, passionné, se souvient d’abord de sa première visite dans la Grosse Pomme à l’adolescence. Là où il a grandi, en Caroline du Nord, on ne voyait à peu près pas de traces de l’Histoire. À New York, au contraire, le passé était visible à chaque coin de rue. Avec ses différentes strates, ses mélanges sociaux, son théâtre permanent.
Mais c’est le futur, aussi, qui y était perceptible. C’est ainsi, au milieu de ces milliers d’histoires potentielles, que Garth Risk Hallberg a un jour eu l’idée de City on Fire, à 24 ans, quittant Manhattan un jour de 2003 après une autre des innombrables visites qu’il y a fait après le 11 Septembre 2001, une chanson de Billy Joel dans les oreilles (Miami 2017), évoquant le New York des années 1970.
« Alors que la vie normale reprenait son cours, que les événements étaient peu à peu recouverts par les discours, j’avais le sentiment que quelque chose allait être perdu ou oublié. » En totale rupture avec la poésie d’avant-garde qu’il écrivait jusque-là, mais tout à fait dans l’esprit de la « chaleur humaine » qui pouvait régner à New York à cette époque.
« Tout le roman se déroulait sous mes yeux, tout, avec sa myriade de personnages, son étendue et sa complexité, tout ce qui me tenait à coeur à ce moment-là. J’ai eu peur, tout simplement. Ça aurait engouffré toute ma vie. Je n’étais pas prêt pour ça. »
Une épiphanie
« C’est la poésie qui m’a appris à être ouvert aux épiphanies », explique Hallberg. Et le punk, de son côté, lui a appris à dompter la peur. « La peur, c’est le signal. Si ça ne vous effraie pas, c’est parce que ce n’est pas de l’art. Mais ça ne veut pas dire non plus que c’est de l’art quand ça vous fait peur », lance-t-il en riant.
Critique littéraire pendant quelques années avant de faire son coming out d’écrivain (en plus d’avoir enseigné au primaire et d’avoir occupé des boulots alimentaires), Hallberg a toujours su de quel côté de la clôture il voulait évoluer : « On pensait que j’étais un zoologiste, alors qu’en réalité j’étais un animal… » Il reste que faire de la critique, poursuit-il, a été une expérience qui lui a donné l’occasion de réfléchir en profondeur à ce qu’est la fiction.
Contrairement au New York des années 1990, « prospères mais insignifiantes », résume Hallberg pour expliquer son choix, on trouvait encore dans celui des années 1970 un mélange parfait de destruction et de création. « Il y flottait comme une sorte de danger permanent, la ville était animée d’une énergie vitale capable à tout moment de vous emporter très haut ou de vous engloutir. »
C’est cette atmosphère singulière, mélange de fantasme et de réalité, que l’écrivain a voulu capter et insuffler à son gros roman, tout en mesurant tel un sismographe la transformation de la ville, sondée à un point charnière de son histoire. De la même façon que les personnages sont liés entre eux et s’y transforment à travers une seule et même détonation.
On pourra lui trouver des airs de famille avec la série The Wire, mixée avec Outremonde de DeLillo (Actes Sud) et Le bûcher des vanités (Livre de poche) de Tom Wolfe. Mais Garth Risk Hallberg revendique ouvertement l’influence des grands romanciers du XIXe siècle que sont Dickens, Tolstoï, Dostoïevski et Balzac. Avec son mélange d’empathie et de psychologie fine, d’ancien et de moderne, son roman possède indéniablement une âme. On aurait pu lui retrancher 200 pages, il est vrai, mais City on Fire devrait aisément trouver ses lecteurs.
Le problème de William, c’était ce talent qu’il avait de ne pas remarquer ce qu’il décidait de ne pas remarquer. Autre bon exemple : aujourd’hui, soir de Noël 1976, était une date anniversaire, il y avait dix-huit mois que Mercer, ayant quitté la petite ville d’Altana, en Géorgie, était arrivé à New York. Oh, Atlanta, je connais, lui assuraient les gens, avec une condescendance joyeuse. Non, les corrigeait-il : Al-ta-na — mais il avait fini par ne plus se donner cette peine. Il trouvait la simplicité plus facile que la précision. Pour ce qu’en savaient tous ceux restés là-bas, il était parti dans le Nord enseigner l’anglais en classe de seconde au lycée de filles Wenceslas-Mockingbird de Greenwich Village. Derrière ça, bien sûr, il y avait eu son ambition dévorante d’écrire le Grand Roman Américain (elle le dévorait toujours, mais dans un sens différent). Et derrière ça… eh bien, le plus simple aurait été de dire qu’il avait rencontré quelqu’un. L’amour, ainsi que Mercer l’avait compris jusqu’ici, entraînait d’immenses champs gravitationnels de devoirs et de réprobation pesant sur les parties concernées, transformant la conversation la plus banale en lutte acharnée pour parvenir à respirer. Et voilà un personnage qui pouvait très bien ne pas le rappeler pendant des semaines sans éprouver le besoin de s’excuser. Un Blanc qui se promenait dans la 125e Rue comme dans son royaume.