Les sauveurs d'âmes

Dominique Deslandres
Photo: Jacques Grenier Dominique Deslandres

Ils ont poussé l'engagement jusqu'à la mission, le zèle jusqu'au martyre. Non, ce ne sont pas les évangélistes américains ou les kamikazes islamistes actuels, mais les missionnaires catholiques français qui ont colonisé la Nouvelle-France, avec dans leurs rangs les Paul Le Jeune et Marie de l'Incarnation. Dans un volumineux ouvrage intitulé Croire et faire croire, l'historienne des religions Dominique Deslandres revient sur l'action des missionnaires français auprès des Amérindiens et propose une histoire comparée des missions françaises au XVIIe siècle, dans la France de l'intérieur et en Nouvelle-France.

À quand une ethno-histoire des missionnaires? demandait Dominique Deslandres dans un article publié en 1995. Son livre, Croire et faire croire, qui vient de paraître chez Fayard, pourrait répondre à cette question.

La chercheuse, qui est aussi professeur d'histoire à l'Université de Montréal, se positionne dès le début de l'entrevue. Son livre n'est pas une entreprise de réhabilitation des missionnaires dans l'histoire du Québec, ni une apologie de la mission. À la lumière des travaux de deux écoles d'historiens opposées, l'une ayant, jusque dans les années 60, complètement évacué l'Amérindien de l'histoire et l'autre, notamment défendue par les anthropologues, ayant depuis plutôt occulté l'activité missionnaire, elle tente aujourd'hui de rétablir un certain équilibre entre les deux.

«Car la rencontre franco-amérindienne ne saurait se réduire à des tractations économiques, à des échanges de savoir-faire, où l'intérêt matériel expliquerait tout», souligne-t-elle en introduction.

L'une des particularités de Croire et faire croire est de replacer l'action missionnaire en Nouvelle-France dans le contexte des missions catholiques françaises, qui, jusque dans l'intérieur de la France, visaient à convertir et à éduquer, tant l'Amérindien que le paysan breton, le musulman que le protestant. Ce que l'auteur — qui a déjà signé de nombreux textes, notamment sur le rôle du diable dans les missions françaises et sur les femmes missionnaires en Nouvelle-France — a tenté de traquer, c'est comment les missionnaires s'y sont pris pour sauver les âmes et ainsi atteindre le salut.

Elle met notamment en lumière le fait qu'on est à une époque où l'on pressent une fin du monde possible et qu'il y a par conséquent urgence, pour les missionnaires qui désirent gagner le ciel, de convertir le plus d'âmes possible. Or, dans les croyances catholiques de l'époque, le fait de mourir en martyr permettait d'éviter le purgatoire et d'atteindre directement le paradis après la mort, ce qui n'est pas sans séduire de nombreux appelés.

Ensuite, précise-t-elle, ces entreprises de conversion se situent, dans le temps, tout de suite après les guerres européennes de religion, dans un contexte précartésien où le mot d'ordre n'est pas encore «je pense donc je suis», mais plutôt «je crois donc je suis». Aux yeux des catholiques, toute croyance étrangère à la leur est «obscène». Les missionnaires, tout zélés qu'ils soient, n'ont donc aucune considération pour la culture autochtone telle qu'ils la rencontrent. Tout au plus notent-ils dans leurs lettres certaines particularités de ces païens qu'ils tentent de convertir: ici quelques plumes, là un tambour. Et s'ils s'avèrent des linguistes avertis et que c'est grâce à eux et à leurs travaux que l'on peut aujourd'hui accéder aux langues autochtones de l'époque, ce n'est que parce que cet apprentissage des langues autochtones représentait une étape indispensable de leur entreprise d'évangélisation.

En fait, en entrevue, Dominique Deslandres reconnaît que, somme toute, peu d'autochtones se sont effectivement convertis à la religion catholique, au sens où Rome, fort exigeante sur la question, l'entendait. Et la Nouvelle-France, à la période étudiée, n'a compté aucun autochtone devenu prêtre. Tout au plus certains natifs convertis, qu'on appelait les dogiques, pouvaient-ils remplacer les prêtres catholiques dans l'exécution de prières lorsque ceux-ci s'absentaient.

Il faut dire que cette évangélisation se déroulait dans un contexte où neuf Amérindiens sur dix mouraient des épidémies apportées par les Européens et que, du nombre restant, peu passaient les tests des évangélisateurs qui les auraient fait devenir de «vrais Français».

Il faut dire aussi que les Amérindiens manifestaient des réticences à confier leurs pupilles aux missionnaires. Dans une lettre écrite à son fils, Marie de l'Incarnation raconte que «[certaines de ses élèves ne sont au monastère] que des oyseaux passagers, et n'y demeurent que jusqu'à ce qu'elles soient tristes, ce que l'humeur sauvage ne peut souffrir: dès qu'elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu'elles ne meurent». Pour séduire les Amérindiens, car il s'agissait là d'une entreprise de séduction, les missionnaires devaient donc parler aux Amérindiens du paradis plutôt que de l'enfer. Et bien des conversions n'ont eu lieu que lorsque les Amérindiens étaient à l'agonie et que, faisant le pari de Pascal, ils choisissaient le chemin du bon Dieu.

En fait, selon le jésuite Paul Le Jeune, qui l'a affirmé dans ses Relations de 1634, tous en Nouvelle-France s'entendent pour dire que «les sauvages ont plus d'esprit que nos paysans ordinaires». Et si l'on conclut à un échec des entreprises missionnaires de conversion, soutient l'historienne, on conclut du même souffle à une victoire de la résistance autochtone.

Par ailleurs, souligne-t-elle, tout aveuglés de leur foi et tout leaders de la colonisation qu'ils aient été, les missionnaires français n'ont jamais pris les armes contre les Amérindiens. Cette constatation s'explique aisément d'un point de vue historique, mentionne-t-elle, puisque les Amérindiens nourrissaient le commerce des fourrures nécessaire aux Français et qu'ils étaient, de ce fait, des alliés indispensables à leur survie en Amérique.

Croire et faire croire
Dominique Deslandres
Fayard
Paris, 2004, 640 pages

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